Nous sommes jeudi 11 mars 2021, une information de première main crève l’audimat des chaînes de télévision nationales. Rarement l’exécutif aura été aussi attractif. Et pourtant, le sujet est régulièrement abordé, images pertinentes à l’appui. Des tonnes de cannabis ; kif pour les intimes, récemment ou pas du tout traitées ; fraîchement saisies sont exposées à notre regard pas vraiment surpris. Nos collègues sur un support plus prompt à des « premières » fracassantes, auraient-ils raté leur coup cette fois-ci ! Pas du tout.
De facto, un nouveau statut socio-économique pour le cannabis était déjà dans le pipe. Incroyable mais vrai, il s’agit bel et bien de la dépénalisation de sa culture et de son usage. Ledit statut avait commencé à prendre forme. Il avait même été juridiquement installé dans les esprits lors de ce Conseil de gouvernement pas comme les autres. Dépénalisation, le terme en lui-même fait florès ; pas par son utilisation à l’extrême, mais plutôt par son rejet sémiologique. En première lecture, dépénalisation renvoie à une déperdition juridique. Une clarification était nécessaire. Il n’est pas question de confondre dépénalisation et absence de réglementation ; mais de susciter un produit désormais légal pour des raisons essentiellement thérapeutiques. Produire du cannabis, en faire un objet de commerce ou le consommer, n’est plus cet acte illégal, qui plus est médicalement nocif, au regard de la loi.
Quoiqu’on veuille utiliser l’indépendance du pays comme ligne de séparation entre l’avant et l’après kif tolérée ou rejetée, cette ligne était plus virtuelle que réelle. Le cannabis a connu une continuité par-delà l’indépendance. Dans l’euphorie de la décolonisation politique et de la moralisation de la vie publique, le kif a été un peu plus pourchassé durant les années 50 ; une tendance réaffirmée par l’interdiction absolue des drogues en 1974. Lorsqu’on remonte l’histoire du kif, on en revient à ce 19ème siècle d’un Maroc ouvert aux quatre vents. Une époque où la consommation du kif était un signe d’ouverture sur le dos des colonisés ainsi contaminés. En 1890, un fait attire l’attention des autorités coloniales ; une poignée de hameaux appelée Ketama, dans le Rif est autorisée à développer sa culture du kif. Ceci pour dire que tout est sous pesé, jugé à travers la vision d’une mentalité rifaine un peu plus particulière que les autres. La visite du sultan Moulay Hassan 1er en 1887 dans le Rif n’y a pas échappé. Sa tolérance à l’égard de la culture du kif a été perçue comme un « droit » historique inaliénable. En 1906, la régie marocaine des kif et tabac, à capital français, reprend le monopole du cannabis dans le pays. Le même sentiment d’une différence de culture et de politique continue d’animer à ce jour-là la vie politique des villes et montagnes du Rif. L’exploitation de la culture et de la consommation continue a meublé un factuel à usages multiples. Opérant un saut de puces dans la gouvernance du monde, les Nations unies ont reconnu, le 8 décembre 2020, l’utilité thérapeutique du Cannabis. Deux facteurs majeurs alimentent ce débat très vif : Primo, la culture du Kif par des milliers de familles qui en vivent. Secondu, les sommes colossales générées par le commerce du Cannabis. Un état de fait qui traverse des générations. Ce n’est plus un secret de polichinelle, le commerce du Cannabis rapporte gros. Il se chiffre par centaines de milliards de dirhams et quasiment autant de devises fortes. Il est difficile de cracher dans une soupe à portée de mains. L’argument médical passe par pertes et profits. Le réalisme socio-économique prend le dessus. La population du Rif gagne une bataille économique à grande connotation politique. Bien auparavant, l’usage médical du Cannabis était placé au-devant des risques d’accoutumance. La raison sociale et le réalisme économique ont pris la priorité devant des considérations politiques peu enviables.
Le compte rendu d’une étude publiée par le Monde Diplomatique relate l’inaction des autorités de Rabat qui est mise en exergue. Et pourtant ce sont 800.000 personnes, soit les deux tiers des familles paysannes du Rif qui ont pu améliorer leur quotidien grâce à la culture du kif plutôt que celle de l’orge. Dans la foulée de cette dépénalisation, les gros bonnets étaient satisfaits, tout autant que les petits cultivateurs des douars de Ketama.
La question du Kif, dans toutes ses manifestations et ses effets sociaux est présentée comme une alternative prometteuse à tous les facteurs du sous-développement. Se mettre au travers de ce rattrapage c’est se positionner en mauvais évaluateur des efforts des populations du Rif.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION