A l’instar de la réforme du Code du statut personnel, en 2004, la Commanderie des croyants et certains symboles du pouvoir doivent être revisités pour aller dans le sens de la transition démocratique amorcée.
Notre chronique précédente traitait de la « Commanderie des croyants » (Imarat Al Mouminine) et de la nécessité qu’il y a, aujourd’hui, à en revoir le contenu et les modalités. Pour illustrer ce propos, nous prendrons appui ici sur l’exemple de la réforme de la Moudawana (Code du statut personnel), intervenue au Maroc entre mars 2003 et novembre 2004. Ceux qui ont suivi de près les travaux préparatoires à la mise en place de cette réforme soulignent le rôle déterminant que le souverain a joué afin qu’elle s’oriente vers une direction précise. La commission chargée de réviser le Code du statut personnel, faute d’un accord entre ses membres, avait dressé une sorte de « catalogue » d’options possibles et laissé au monarque le soin de choisir. Ce dernier eut alors le courage de trancher en permettant une véritable mise à jour de la loi1. Du même coup, sa décision mettait le Maroc en phase avec le sens de l’Histoire. Au lieu de se laisser impressionner par les torrents d’arguments produits par les défenseurs de la « grande » tradition, le roi n’a pas hésité à retenir les dispositions qui accordent à la femme les droits qui lui sont dus depuis bien longtemps.
La réforme selon Meiji
Le fait de s’en réjouir nous fait-il revenir au mythe du « despote juste » ? Il est vrai que, dans le passé, ne pouvant concevoir une alternative viable aux systèmes qui ont accaparé le pouvoir, les musulmans avaient souvent rêvé d’un potentat qui soit à la fois fort et juste, qui réunisse les deux attributs que sont la puissance et l’équité. Un rêve démenti régulièrement par la réalité, puisque ces deux attributs sont incompatibles. Au XIXe siècle, l’historien et homme politique Lord Acton n’affirmait-il pas que «le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument» ? Abstraction faite de ce rêve que même les plus naïfs ne font plus, il s’est trouvé, à des tournants historiques décisifs, des hommes de pouvoir qui ont su se hisser au niveau des responsabilités du moment. Tout près de nous, le roi d’Espagne Juan Carlos, pourtant mis sur le trône par des forces de droite en vue de maintenir un pouvoir conservateur, a eu le réflexe courageux d’engager son pays sur la voie de la démocratie, dès que cela fut possible pour lui. L’exemple n’est pas unique. Les réflexions de l’historien Richard Bulliet au sujet d’une autre grande figure politique réformatrice sont à cet égard très éclairantes : «L’incapacité des nations non occidentales à soutenir le rythme de l’Occident est-elle due à la mauvaise disposition de leurs dirigeants ? Dans l’histoire des nations non occidentales qui ont essayé de rejoindre l’Europe, le modèle de direction universellement reconnu est celui de Meiji, empereur du Japon. Entre 1868 et sa mort en 1912, Meiji a dirigé une transition qui a concerné presque tous les aspects de la vie japonaise. Une constitution et une vie parlementaire ont été mises en place. L’égalité avec d’autres Etats a été atteinte grâce à l’adhésion à des traités internationaux. La croissance industrielle et la réforme de l’armée ont permis au Japon de gagner la guerre de 1905 contre la Russie et ont imposé, en conséquence, sa reconnaissance comme une puissance mondiale. Quels que soient les problèmes qui affectent l’économie japonaise aujourd’hui, personne – que l’on soit japonais ou occidental – ne trouve à redire à l’orientation prise durant l’ère Meiji, ni de reproche à lui faire. Meiji, cependant, n’avait pas défini ce chemin lui-même. Ayant choisi les personnes qui devaient être investies d’autorité, il a soutenu leurs décisions ; il n’a pas gouverné et n’a pas promu ses idées personnelles. Les écrits qu’il a laissés sont presque uniquement des poèmes. Même s’il observait les manœuvres militaires et tenait à vivre, à titre personnel, l’inconfort qu’enduraient ses soldats, il le faisait parce qu’il croyait que c’était son devoir plutôt que pour se former à la stratégie militaire ou la planification de la guerre. Il a donné de l’argent aux victimes de désastres. En revanche, sa réticence à dépenser de l’argent pour lui-même l’a même empêché de se construire un palais dans sa capitale. Bien instruit, ayant lu les classiques de la pensée confucéenne, il a servi son peuple avec humilité et diligence et fut amèrement regretté à sa mort. A l’opposé, les leaders du monde arabe et musulman, qui ont le plus ardemment cherché à atteindre le niveau de développement de l’Occident, ont été consumés par des rêves de pouvoir personnel illimité. En tant que chefs d’Etat, ils ont eu en commun certains objectifs tels que : l’indépendance de leurs pays à l’égard des puissances européennes, le développement militaire et économique national, le contrôle politique des populations, la mise en conformité de leurs productions avec les modèles européens. Enfin, et surtout, ils ont eu à cœur de se protéger eux-mêmes des critiques, effectives ou potentielles, émanant des hommes de religion. »2
Idées à remiser au placard
Dans un article écrit par un autre historien de l’islam, Ira Lapidus, il est fait mention du Maroc. Celui-ci est donné comme l’un des quatre pays du monde musulman à être « explicitement islamiques », avec l’Arabie Saoudite, l’Iran et le Pakistan. Pour Ira Lapidus, ces quatre pays ne se contentent pas de revendiquer la dimension islamique de leur identité ou de leurs institutions, ils entendent aussi reproduire un modèle islamique dans son intégralité. Voici les quelques lignes que l’historien consacre au Maroc : «Le régime marocain est […] fondé sur l’identité islamique du monarque, qui est considéré comme un calife, un exécuteur et un défenseur de l’islam, un descendant direct du Prophète, un soutien aux vertus soufies, un homme de sainteté charismatique et un distributeur de baraka, à savoir de bénédiction divine au monde. Il est le grand prêtre des principales fêtes religieuses au Maroc, telles que l’anniversaire de la naissance du Prophète et la fin du mois sacré de ramadan. Comme le régime saoudien, le système politique marocain est l’un des rares au Moyen-Orient3 ou dans les pays d’islam à avoir survécu à l’ère coloniale et à la transition vers l’Etat-nation. Il a survécu parce que les Français ont contribué au maintien de la monarchie comme instrument de contrôle colonial, et aussi parce que la monarchie est parvenue à incarner l’identité nationale marocaine. Si le souverain continue de porter les attributs de légitimité islamiques, son pouvoir politique est plutôt porté aujourd’hui par l’appareil administratif d’un Etat-nation moderne».
En ces moments de transition démocratique, la question qui se pose est la suivante : pouvons-nous nous reconnaître dans un tel «portrait» ? N’est-il pas grand temps de remettre les pendules à l’heure et de remiser au placard un certain nombre d’idées : la baraka comme attribut royal, la Commanderie des croyants considérée comme succession du Prophète, etc. ? Le moment n’est-il pas venu de dépoussiérer nos symboles, comme nous avons dépoussiéré la Moudawana ? En termes clairs, la Commanderie des croyants ne peut fonctionner, dans les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, que si elle est investie d’un sens «minimaliste» et qu’elle garantit les libertés de croyance et de pensée. Elle ne pourra pas contribuer à la construction d’un avenir démocratique si l’Etat continue à en faire un magistère religieux pesant et une source de problèmes en la maintenant telle qu’on la concevait dans les siècles passés.
1. Mise à jour qui reste, il faut le dire, incomplète. En outre, si le texte de la loi a connu une évolution très sensible, son application – dans la pratique quotidienne de ceux qui sont chargés de l’appliquer – est encore loin d’être satisfaisante.
2. Richard W. Bulliet, The Case for islam-christian civilization. Columbia U Press, 2004.
3. Ici, il s’agit du monde arabe plus largement.
4. Ira Lapidus, «The Golden Age : the political concepts of islam», in Annals of the American Academy of Political and Social Sciences, Vol. 524 (nov. 1992).
Abdou Filali-Ansary
Philosophe