Une fois n’est pas coutume et actualité oblige, un caïd de la préfecture d’El Fida Mers Soltane à Casablanca a refusé tout récemment d’obtempérer à la décision de mutation prise par sa hiérarchie. De même qu’il ne s’est pas senti astreint à la restitution du logement et de la voiture de fonction. Le caïd « rebelle » a même observé un sit-in de protestation dans son bureau. Il est allé plus loin en guettant le cortège royal dans l’espoir d’attirer l’attention du souverain, avant d’être arrêté et mis en garde à vue. Du jamais vu dans le cercle des agents d’autorité ! Du coup, des interrogations sur les raisons de sa réaction ne manquent pas.
Ce cas limite mis à part, le « caïd » reste un vocable qui n’a pas toujours bonne presse. Comme tous les monèmes, il a subi une évolution en dents de scie, selon les lieux et les époques. Cette extension dans l’espace et dans le temps n’a d’égal que l’éventail des significations qu’on lui prête. Une véritable polysémie qui supporte tout de même une constante : rien qu’à son évocation, le mot « caïd » suscite un sentiment diffus de peur. Il renvoie à une autorité que l’on craint. Que cette autorité soit publique ou provenant d’une certaine marge sociale, et néanmoins de notoriété publique. Son étymologie arabe n’a pas empêché ce mot de s’exporter vers les aires linguistiques et les civilisations latines d’outre-Méditerranée où il a acquis un supplément de sens communément admis. Dans ces pays, « caïd » induit une notion métaphorique qui suggère un personnage puissant, investi d’une influence que lui confère un commerce généralement douteux. Dans notre parler usuel, c’est plutôt le côté magnificence hautaine et suffisante qui l’emporte. Un imaginaire débridé, propre au génie populaire dans sa représentation de la réalité, qui a fini par prendre le pas sur la fonction. C’est sur cette fonction que porte le dossier de l’actuel numéro de votre magazine Zamane. Que signifiait donc être caïd dans l’histoire contemporaine du Maroc, des deux côtés du Protectorat, l’avant, le pendant et l’après. Un survol appuyé de l’éternelle dualité interrogative sur la continuité ou la rupture avec certaines données fondamentales de notre histoire. Une chose est d’ores et déjà acquise : caïd et Makhzen sont les deux facettes d’un pouvoir monarchique séculaire. Elles en sont le support et l’émanation dans un jeu d’échange d’intéressement matériel, d’un côté, et d’attributs d’existence politique sur le terrain, de l’autre. Ce jeu, constamment à l’épreuve des épisodes historiques, va subir le choc de la colonisation. Dans leur écrasante majorité, les caïds ont naturellement choisi de préserver leurs intérêts en monnayant leurs services auprès des nouveaux maîtres des lieux. Juste une poignée d’entre eux a dénoncé la déposition de Mohammed V, en 1953, comme représentant légitime de la monarchie. Le statut sociopolitique des caïds a-t-il changé après l’Indépendance ; du moins, dans quel sens a-t-il évolué ? En gros, les changements perceptibles relèvent plus de la forme que du fond. Les circuits de formation ont reçu une couverture moderniste. Des établissements publics, prévus à cet effet, ont vu le jour. Des noms connus dans le déroulé évènementiel du Maroc post-colonial, y ont laissé leur empreinte, Mohamed Oufkir, Ahmed Dlimi et Driss Basri, pour ne citer que ceux-là. On a vu progressivement apparaître des caïds auréolés d’un niveau d’instruction universitaire. Cette nouveauté, parfaitement dans l’air du temps, n’est pas pour autant une rupture. Car dans le fond, c’est le même esprit d’un passé pas vraiment révolu, qui a prévalu.
Administrativement, le caïd est le maillon local de la chaîne du commandement. Une proximité d’où il puise son poids dans la hiérarchie de l’administration du territoire. Politiquement, il est l’expression in situ du pouvoir central dont il personnifie le prolongement géographique et dont il incarne l’autorité. Cette configuration peut paraître tout à fait normale, mais sous des cieux régis par des dogmes démocratiques immuables et de réelles définitions des prérogatives et des pouvoirs. Elle est, en somme, le produit d’une historicité nationale et d’une culture ambiante et prévalente. C’est à ce titre que le caïd a été un élément essentiel du quadrillage du territoire, non pas en tant que prestataire de service public, mais pour des raisons politiques. Il est ainsi perçu comme les yeux et les oreilles de Rabat au niveau du quartier et du douar. À travers la tutelle imposante de l’Intérieur, il a été automatiquement mêlé à des actions de fichage et de répression. Cette vision a-t-elle varié depuis l’avènement de l’Alternance ? Rien n’est moins sûr.
D’ailleurs, l’année que nous venons de consommer a laissé, sur la fin, un goût amer. En guise d’adieu, elle nous a infligé un rappel cinglant de nos vérités. Les inondations que le pays a connues au mois de novembre ainsi que l’effondrement d’immeubles à Casablanca en juillet de l’année dernière ont étalé au grand jour un autre Maroc que nous devinions de loin, à peine, sans plus. Et pourtant, dans ce Maroc-là, il y a bien une présence administrative représentée par un caïd en bonne et due forme. Les intempéries et les oueds en crue n’ont pas charrié que les conditions de vie d’un autre âge et d’un mal-développement qui sonne comme un doux euphémisme. Elles ont ainsi révélé nos insuffisances structurelles et la responsabilité de l’administration territoriale au niveau local.
Un peu comme si la nature nous disait : « qu’avez-vous fait de vos soixante ans d’indépendance ?». Il faut espérer que 2015 soit l’année des réponses adéquates à cette grande interrogation.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION & DE LA RÉDACTION