J’ai souvent parlé, dans mes anciens Bloc-notes, de la « logique binaire » qui structure les mentalités dans notre espace culturel amazhigho-arabo-musulman. Cette logique binaire encourage le simplisme, le dogmatisme, l’exclusion et le conflit. Elle réduit l’espace du dialogue, du débat d’idées et de la production du commun. Au delà des discours qui souvent tiennent des langages d’ouverture, les pratiques sociales ou politiques tendent vers l’hégémonisme et souvent dérapent vers l’exclusion. Le « Nous » agissant incarne des petites identités centrées sur des origines ethniques, religieuses ou partisanes mythifiées. Les notions modernes d’identité, comme la Nation, la Patrie, le Peuple, l’Etat…etc, sont injectées dans les différents discours avec des connotations culturelles appropriées. Le sens qui leur est donné est façonné par les mentalités intériorisées. Celles qui orientent la compréhension, et encadrent les comportements quotidiens. Ainsi le concept de Nation, foncièrement moderniste de par son émergence historique et sa charge laïque, se confond, dans notre ère culturelle, avec le concept d’Oumma chargé de communautarisme et de religion.
Les événements des deux dernières années ont montré, avec l’irruption des jeunes dans l’espace public, et l’apparition des « masses mobilisées » comme nouveaux acteurs dans les champs politiques concernés, la permanence des mentalités à logique binaire.
« Les masses mobilisées» s’insurgeaient contre les ordres établis. Elles contestaient le despotisme, le clientélisme, les disparités sociales et la précarité. Elles aspiraient à l’émergence de sociétés justes, équitables, transparentes, démocratiques et où la méritocratie ne serait plus seulement un slogan creux. Ces « masses mobilisées » étaient traversées par plusieurs courants politiques et sociaux. Il va sans dire que dans chacun des pays dudit « printemps arabe », l’expérience était tintée de l’héritage historique et conditionnée par les données locales. Mais le fond reste le même. Les sociétés n’arrivent pas à sortir de l’antichambre de la modernité. Les mouvances qui travaillent profondément ces sociétés hésitent à rompre avec les structures mentales conservatrices et n’arrivent pas à donner au slogan « droit à la différence » un contenu culturel qui ne met pas en opposition unité et diversité, pluralisme et action commune, référentiels idéologiques multiples et projet de société en commun.
La société de demain sera sans conteste une société plurielle. Elle ne sera nullement l’œuvre d’une seule mouvance, islamiste soit elle ou progressiste. Sans compromis positif entre les mouvances en place, toute mobilisation de masse, quelque soient son ampleur et sa durée, ne serait qu’une émotion sociale qui permettrait à l’ordre établi, au système socio-politique contesté, de se réajuster et de se reproduire. Alors la question pertinente, à mon sens, n’est pas d’incriminer les forces dont les intérêts sont servis par l’ordre établi (Makhzen, armée, notables, nomenklatura, occident, USA, Israël…etc.), mais bien au contraire de s’interroger sur l’incapacité des forces qui ont intérêt au changement, à produire ensemble, une action stratégique commune sur la base d’un projet de société où « vivre ensemble » se conjugue avec diversité culturelle et compétition démocratique stimulante et enrichissante. Il me semble que cette incapacité handicapante est l’émanation d’un blocage culturel et non politique. Les petites alliances, commandées souvent par les coordinations imposées par les mobilisations communes, ne durent pas au delà des moments d’effervescence. Le calcul politique qui les accompagne contient dans ses matrices de base comment doubler « l’allié de l’heur » et l’éjecter de la course le moment opportun. C’est justement cette prédisposition à « larguer » le compagnon de mobilisation qui est exploitée par les forces de l’ordre établi, pour anéantir la « coalition » porteuse du changement éventuel. Ainsi en Egypte, au delà du nom à donner à l’intervention de l’armée le 03 Juillet 2013 (coup d’Etat militaire ou populaire), l’important est de souligner l’avortement d’un processus d’émergence d’un projet de société commun et moderniste dont les acteurs sont issus de mouvances civiles et islamistes. C’est du sein de ces mêmes mouvances que sont venus les agents d’avortement. L’armée n’a fait que capitaliser à son profit la situation. Aujourd’hui le temps n’est plus à la convergence et au bien fait de l’intelligence collective, mais plutôt au conflit, au dénigrement mutuel et à la destruction acharnée de tout acquis commun. Il faudrait attendre, sans doute, plusieurs années, avant qu’un moment aussi fécond n’apparaisse de nouveau.
Au Maroc, la parenthèse du « 20 Février » n’était qu’un entrainement. Mais elle n’a pas fait exception à la règle. Les forces qui réclamaient le changement, ne sont pas allé plus loin que la coordination limitée sur le terrain de la mobilisation. Les suspicions, les peurs et les mauvaises intentions intériorisées ont facilité le travail d’anéantissement du mouvement du « 20 Février ». L’ordre établi n’a été qu’ébranlé. Avec la léthargie du PJD, il colmate vite ses fissures et il revient à ces anciennes pratiques, sous couvert du nouvel habit constitutionnel. Le défi marocain est à venir. Les mouvances sociales profondes : celle de libération nationale, celle islamique et celle amazighe, sont elles conscientes qu’elles sont condamnées à produire en commun le Maroc de demain ? Sans cette conscience elles resteraient les otages de l’ordre établi.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane