Parce que l’indépendance ne se gagne pas seulement par l’insurrection, les Etats maghrébins ont rapidement compris le rôle que pouvait jouer le cinéma dans la reconquête de leur histoire et de leur culture.
Le « premier film du Maroc indépendant » le plus régulièrement cité est Le Fils Maudit de Mohamed Osfour, sorti en 1958. C’est pourtant bien avant, pendant les années de lutte, que le cinéma marocain indépendant est apparu, sous sa forme documentaire, tout comme en Tunisie et en Algérie. Au Maghreb, l’Etat ayant la plus forte conscience de l’utilité du cinéma documentaire en contexte de prise d’indépendance est l’Algérie. Pendant la guerre, l’Armée de libération nationale (ALN) commence par se doter d’une « cellule cinématographique » (1957), puis le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) crée son « Service du Cinéma » (1960), sous l’impulsion du Français René Vautier, considéré comme le « père fondateur du cinéma algérien ». Le rôle des militants français (du réseau Jeanson notamment) dans la naissance du cinéma algérien indépendant n’est plus à démontrer : songeons à René Vautier, Cécile Decugis (Les Réfugiés, 1957, sur les déplacements de population vers la Tunisie), Pierre Clément (Sakiet Sidi Youssef, 1958) ou Yann le Masson (J’ai huit ans, 1961, sur l’enfance algérienne dans la guerre). A l’Indépendance, en 1962, le cinéaste algérien Mohamed Lakhdar-Hamina crée l’Office des actualités algérien (OAA) tandis que René Vautier, Ahmed Rachedi et quelques autres fondent le Centre audiovisuel (CAV), sous l’impulsion du ministère de la Jeunesse et des Sports.
Ces organismes, d’abord privés, sont rapidement nationalisés (1964) et réunis au sein du Centre algérien du cinéma (1967). Pendant encore quelques décennies, l’Etat s’investit dans la production et l’archivage du cinéma et de l’audiovisuel algérien. Un processus analogue se déroule en Tunisie après l’Indépendance, avec la création de la Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographiques (SATPEC). Le Maroc laissera en revanche pendant longtemps le cinéma relever exclusivement d’initiatives privées, mais les choses changent aujourd’hui : le royaume est par exemple le seul pays du Maghreb à faire bénéficier le cinéma documentaire de l’avance sur recettes.
La lutte vue de l’intérieur
Si les jeunes Etats maghrébins accordent très tôt une place primordiale au cinéma, en particulier documentaire, c’est que celui-ci leur permet, dès avant l’indépendance, d’enregistrer, de diffuser puis d’archiver « leur » combat – par opposition à ce que les autorités françaises veulent bien en dire et en montrer. C’est ainsi que, dès 1957, quelques combattants de l’ALN constituent une équipe amateur et réalisent quatre émissions. Ils y montrent non seulement les combats (une attaque contre les mines de l’Ouenza), mais également l’organisation interne de l’ALN. Au même moment, René Vautier tourne Algérie en flammes : ce reportage sur le mouvement de résistance algérien : le film, plus professionnel, plus diffusé et plus lyrique, provoque un grand émoi et vaut à son réalisateur de passer 25 mois dans la clandestinité.
Au Maroc, c’est dès 1953 que les cinéastes empoignent leur caméra pour filmer le mouvement d’indépendance. Cette lutte diffère profondément de ce que va connaître l’Algérie quelque temps plus tard : le cinéma marocain donne essentiellement à voir le combat politique pour l’indépendance sous sa forme verbale, et non héroïque et guerrière. C’est ainsi que Ahmed Mesnaoui filme, en dépit d’une interdiction de tourner (alors qu’il réalise un moyen-métrage sur Mohammed V, Le Messager de la liberté), les réunions de l’Istiqlal. Mais le chemin vers l’indépendance marocaine connaît également de rares accès de violence, dont il nous reste au moins une image : en 1953, c’est sous l’œil de la caméra de Brahim Sayah que le sultan-fantoche Ben Arafa échappe à la tentative d’assassinat de Allal Ben Abdallah.
Il était une fois dans l’Est
Remarquons que ces mouvements cinématographiques d’indépendance, en particulier en Algérie, doivent beaucoup au soutien des pays socialistes. En effet, les émissions réalisées par le « Service du Cinéma » de l’ALN acquièrent une audience internationale grâce au relais des télévisions des pays de l’Est. De plus, les films tournés dans les maquis sont mis en sécurité en Yougoslavie : c’est là que se créent les premières archives du cinéma algérien. Mais le « monde socialiste » contribue aussi activement à la formation des cinéastes algériens, pendant la guerre et après l’indépendance. Ainsi, c’est au FAMU puis aux studios Barrandov de Prague que le grand réalisateur algérien Mohamed Lakhdar-Hamina se forme, avant de revenir en Algérie en 1962. Bien plus tard, c’est au VGIK de Moscou que son compatriote Azzedine Meddour (1947-2000) étudie le cinéma. Néanmoins, avant de se rendre à Prague, Mohamed Lakhdar-Hamina est initié au cinéma par les actualités tunisiennes, où il fait un stage. La jeune Tunisie indépendante a en effet joué elle aussi un grand rôle dans la naissance du cinéma algérien. Elle abrite non seulement les nombreux cinéastes français du réseau Jeanson, mais aussi la «Section cinématographique du FLN», où se forme un autre cinéaste algérien majeur, Ahmed Rachedi.
Cette production documentaire de guerre débouche naturellement en 1963 sur un film collectif, tourné sous l’égide de René Vautier par de jeunes cinéastes algériens, Un peuple en marche. Pièce unique dans l’histoire du cinéma algérien, ce film se situe à la croisée des temps : il montre l’euphorique effort populaire de reconstruction, formule de grands espoirs nourris de socialisme pour l’avenir de l’Algérie libérée, mais propose également un essai d’histoire immédiate sur l’histoire de l’ALN.
« La vision des vaincus »
Ainsi, dès leur indépendance, les nations maghrébines comprennent que celle-ci repose aussi sur une libération et une décolonisation de leur histoire : après plusieurs décennies de regard européocentriste sur leur passé, leur présent, leur culture, il s’agit désormais de réécrire l’Histoire – d’en proposer « la vision des vaincus », pour reprendre le titre de l’étude que Nathan Wachtel consacrera en 1971 aux Indiens du Pérou. Et le cinéma, art de la vue et du montage, est sans doute le support le plus à même d’opposer vision ancienne et vision nouvelle.
Les Marocains commencent par raconter l’Indépendance. De fait, Brahim Sayah réalise en 1955 Mohammed V, puis La Route de la liberté et Les nations islamiques indépendantes, en 1956. Ces films sont réalisés à partir d’images d’archives engrangées à Madrid d’abord (mais le climat de suspicion lui fait quitter rapidement l’Espagne), à Paris ensuite (Pathé). Brahim Sayah est le premier Maghrébin à avoir saisi les possibilités politiques et historiques de l’archive cinématographique. Les images d’archive qu’il intègre à son film ont été tournées par des Français : en effet, ce sont les seuls à avoir disposé du pouvoir économique et médiatique de poser un regard cinématographique sur le Maroc (les caméras et les actualités étaient entre leurs mains). Revient ensuite au travail de montage de « décoloniser » ces images, d’en démasquer les a priori et les partis pris, d’en retourner le sens, et ainsi de construire un récit marocain de l’histoire récente du pays. Douze ans plus tard, en 1965, la voie ouverte au Maghreb par Brahim Sayah est suivie en Algérie par Ahmed Rachedi, avec le soutien du Centre national du cinéma algérien. Son documentaire de montage, L’Aube des Damnés, propose en effet une anti-lecture des images tournées pendant des décennies en Afrique par les puissances coloniales : il retourne ces images, censées démontrer la mission civilisatrice de la colonisation, pour en dénoncer le système. A cette relecture virulente de l’histoire de l’Afrique succède un éloge passionné des combats anti-impérialistes gagnés ou encore en cours dans le monde, le tout imprégné d’un fort esprit tiers-mondiste (la conférence tricontinentale de La Havane de 1966, dont Mehdi Ben Barka sera, avant sa disparition, l’un des instigateurs, est alors en préparation). S’inscrivant dans la grande tradition des films de montage, ce film est soutenu par un admirable et épique commentaire écrit par Mouloud Mameri.
Tordre le cou aux idées reçues
Rachedi et Sayah n’ont rien inventé : ils connaissent l’histoire russe et savent que les Soviétiques avant eux ont fait exactement la même chose pour « détsariser » et « reprolétariser » leur histoire. En effet, dès 1927, Esther Shub entreprend le premier film de montage de l’Histoire. Elle réalise La chute de la dynastie Romanov où, à travers la juxtaposition maîtrisée d’images d’archives tournées par les «impérialistes» (Etats-Unis, films de famille du tsar, etc.), elle «rétablit» partialement la vérité sur l’état de la Russie sous les Romanov et pendant la Première Guerre mondiale, et conclut sur la victoire des Révolutions de février et d’octobre. Couronnement de cette tradition cinématographique, Déjà le sang de mai ensemençait novembre de René Vautier (1987) reprend plus méthodiquement et plus poétiquement cette entreprise. Le film s’ouvre sur une séquence d’un lyrisme puissant : la caméra tournoie autour du monument grandiose élevé à la gloire des martyrs de la guerre d’indépendance, tandis qu’un poème, lu alternativement en français et en arabe, emplit le ciel bleu d’Algérie. Puis, documents d’archive à l’appui, René Vautier tord le cou aux innombrables idées reçues qui peuplent encore les manuels scolaires et entreprend de réécrire l’histoire de la colonisation : il déconstruit systématiquement l’image que le colonialisme a forgé de ce pays pour se donner le droit de l’envahir, confrontant la florissante civilisation précoloniale aux massacres perpétrés par les Français « au nom de la civilisation ».
Mais la force du film réside dans son recours – en alternance avec les images d’archives – à des témoignages de nature fort différente : « Tous les films que j’ai faits, je considère que ce sont des dialogues d’images », explique en effet René Vautier. Ici, c’est avec la spontanéité du cinéma direct qu’un jeune lycéen nous interpelle dans les rues d’Alger et lance à la France un appel au dialogue et à l’écriture commune de l’Histoire. Là, Vautier reconstitue le témoignage d’un instituteur breton qui décide un jour de ne plus parler de Gaulois ni de baignoires à ces petits paysans algériens qui ne peuvent concevoir ni les uns, ni les autres. Enfin, c’est dans un cadre beaucoup plus académique (immobile sur fond noir) que le grand écrivain Kateb Yacine intervient pour raconter le 8 mai 1945 (expérience qu’il relate magnifiquement dans son roman Nedjma) et pour se livrer à une magistrale critique comparée d’Albert Camus et de William Faulkner, et de la place qu’occupent les « arabes » et les « nègres » dans leur œuvre respective.
Du réel à la fiction
Ce n’est qu’une fois que le documentaire a fait son travail de réappropriation de l’Histoire que la fiction peut à son tour s’en emparer. En Algérie, cela commence avec la période coloniale proprement dite, avec Le Vent des Aurès (1966) de Mohammed Lakhdar-Hamina. Ce film relate la quête obstinée d’une héroïque mère dont le fils a été raflé par l’armée française : indifférente aux menaces, elle revient chaque jour l’attendre aux portes du camp. Bien plus tard, en 1997, c’est à la richesse culturelle de la période précoloniale que Azzedine Meddour rend hommage, avec La Montagne de Baya. Ce film d’une extrême beauté plastique et imprégné d’une magie primitive relate – en kabyle – la résistance des traditions, en la personne de « la fille du saint » d’un village, Baya, d’abord en lutte contre les exigences d’un seigneur féodal, puis en guerre contre l’invasion française. Fascinée et rebelle, sa tribu se rebiffe parfois, mais finit par la suivre dans la montagne, toujours plus haut. Défilent à l’écran paysages grandioses et costumes d’une beauté simple, colorée, antique. Alors qu’elle gravit les flancs rocailleux du Djurdjura, la tribu de Baya nous fait découvrir toute une spiritualité qui frôle souvent l’animisme, tout un réseau de récits fondateurs que l’on tisse autour des feux du soir, toute une galerie de personnages mythologiques incarnés (comme le guerrier des montagnes qui leur offre asile), tout un quotidien imprégné de rituels mystiques (pour signifier son deuil, Baya enfume son miroir), éthiques (une question d’honneur et de vengeance est en jeu), ou guerriers (à coup de youyous et de pierres les femmes défendent le village, tandis que leurs hommes, enchaînés, brandissent les fusils). Azzedine Meddour entend par ce film doter l’Algérie contemporaine de mythes qui puissent aussi faire office de modèles, puisés dans une culture précoloniale qui donne toute sa place à l’honneur et à la résistance, mais aussi à la diversité identitaire et religieuse, à la mystique, aux légendes, à la beauté…
Marie Pierre,
Etudiante-chercheuse à l’Ecole normale supérieure de Paris-Ulm