La bataille d’Anoual a eu lieu il y a très exactement 100 ans, en juillet 1921. La mémoire collective assimile ce nom et cette date à un jour de gloire, au même titre que la bataille de Oued el-Makhazine dans le XVIème siècle. Dans les deux cas, des troupes marocaines ont triomphé d’un adversaire beaucoup plus fort en nombre et en équipement. Et puis, quoi d’autre ?
Un siècle plus tard, on n’a pas fini de comprendre ce qui s’est passé. On ne le comprendra jamais assez. Anoual, comme nous le dit Mimoun Charqi, n’est pas exactement une bataille dans le sens classique du terme, quand une armée confronte une autre «nez contre nez».
Anoual est un épisode culminant, issu de la longue Guerre du Rif. Il y a eu de vraies batailles avant et après. Mais ce qui s’est passé en juillet 1921 ressemble plus à une débandade ou à un massacre, selon l’angle de vue adopté.
Des milliers de soldats espagnols, coupés de leur base-arrière et privés d’eau et de nourriture, assiégés, à bout de forces et pratiquement sans commandement, vont essayer malgré tout de se frayer un chemin jusqu’à la mer. Ce sera leur chemin de croix. La majorité d’entre eux seront littéralement massacrés ou morts d’inanition, sans avoir livré combat.
C’est cela la réalité d’Anoual.
C’était David contre Goliath. Mais David a gagné en se livrant à des escarmouches et à une guerre d’usure. Pendant cette «bataille», les Rifains étaient des fantômes aux yeux des Espagnols, qui auront succombé à une série d’embuscades rapides et mortelles.
De là est né le modèle de la guérilla, avec des ennemis «invisibles», très loin de la guerre des tranchées alors en vogue dans les suites de la Grande Guerre, ou du format «canon contre canon». La guérilla était la guerre du pauvre, du tiers-monde, quand le faible avait désormais une chance contre le puissant.
Curieusement, Anoual n’aura quasiment aucun impact direct sur les Marocains. C’était un soubresaut, peut-être le dernier lié à la Première Guerre. Dans le reste du royaume coupé en deux, les intellectuels de l’Istiqlal attendront la Deuxième Guerre pour appeler au soulèvement. La résistance armée attendra, quant à elle, le vent des indépendances dans les années 1950 pour pointer le bout de son nez…
L’éveil de l’Istiqlal ou celui de la résistance armée restent donc liés au contexte de la Deuxième. Alors que la Guerre du Rif était née, malgré un léger décalage, dans la dynamique de la Première Guerre.
Anoual eut plus d’impact en Espagne, qui rentra dans une période de troubles politiques desquels émergea la figure de Franco, plus qu’au Maroc, où on passa rapidement à autre chose. Comme si de rien n’était…ou presque.
Quant à Abdelkrim, il ne poussa ni vers Melilia, ni vers Fès, comme certains l’en crurent capable après l’élan extraordinaire d’Anoual. Il n’était ni fou, ni suicidaire. Il savait que sa victoire et sa république ne dureront qu’un temps. Le temps que la France vienne au secours de l’Espagne et, surtout, que l’aviation de guerre fasse son apparition pour supplanter canons, fusils ou mitraillettes.
Anoual inspirera bien sûr d’autres guerres dans le tiers-monde, toujours sur le mode guérilla et guerre d’embuscades, d’escarmouches et de guérilleros fantômes.
Que nous reste-t-il de tout cela aujourd’hui, c’est-à-dire un siècle plus tard ? Si l’on exclut le volet symbolique (David contre Goliath), le politique et le géostratégique, il ne reste plus que le philosophique et l’humain. Les deux se confondent.
Philosophiquement, Anoual a été un miracle sans lendemain. Goliath a appris la leçon pour revenir plus fort et prendre, logiquement, sa revanche. Humainement, Anoual a été un massacre. Qui a appelé, bien entendu, à d’autres massacres. Humiliés, martyrisés, les Espagnols ont rendu la «politesse» en se montrant, en réaction, encore plus cruels.
Ce qui nous reste d’Anoual, en somme, ce n’est pas un titre de gloire, mais une histoire et un héritage commun avec l’Espagne. Encore un. Un héritage que l’on ferait bien de réexaminer d’une manière humble et sereine, loin des ferveurs et des passions, souvent déplacées et surtout meurtrières, du passé.
À bon entendeur.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction