Une vieille idée qui se pare même des oripeaux de «vérité» scientifique, veut que l’Histoire revienne toujours, selon le très sérieux anthologue Mircea Eliade. Nous n’existons pas par nous-mêmes, mais par des mannes, dirait Marx, qui nous habitent. La première séquence est tragique (au sens initial, ce qui inspire une émotion intense). La deuxième se présente comme une farce, ou une imitation ratée qui n’inspire pas d’émotion particulière. Napoléon premier était réel. Sa deuxième version, Napoléon III, était une imitation qui suscite la risée, disait l’auteur du 18 Brumaire.
Nietzsche dit presque la même chose. Nous trainons les fardeaux de l’Histoire, qui nous pèsent et entravent notre marche. Pour en guérir, il faut tourner l’Histoire en dérision, ainsi l’être vivra une forme de béatitude. Une légèreté de l’être. C’est ce qui va inspirer au romancier tchèque Kundera le célèbre roman, «L’insoutenable légèreté de l’être». Toma, le personnage-clé du roman, doit secouer les mannes du passé, en s’appropriant l’Histoire pour se sentir léger.
Je n’ai pas autorité scientifique ou philosophique pour épiloguer, mais je pourrai faire mienne certaines des idées énoncées. Nous sommes habités par l’Histoire. Elle pèsera lourd et écrasera l’être dans sa marche tant qu’il l’ignore, voire tant qu’il la prend trop au sérieux.
Condorcet, le concepteur d’un homme nouveau par l’éducation, dans le sillage de la philosophie des Lumières, avait trouvé l’issue. Pour que l’Histoire n’écrase pas l’Homme, qu’elle devienne théâtre ou roman ! Le jeu est joué. Il faut donc prendre l’Histoire au sérieux, car elle nous habite, et la tourner en dérision, pour qu’elle ne nous écrase pas. Voilà l’astuce. Le temps, dit-on, est un autre lieu. Les grandes questions qui ont tiraillé un lieu peuvent muter dans un autre lieu, un autre temps. Que ferons-nous de l’Histoire, ou que fera-elle de nous, plus exactement ?
Ces questions qui ont taraudé l’Europe, lors du siècle des Lumières et son continuum, le XIXème siècle, nous interpellent. Tout dépendra de ce que Nietzsche nous chuchote. Il faut que l’être se sente léger dans sa marche, mais à charge pour lui de connaître son histoire objectivement, et de s’en gausser ultérieurement. Ces réflexions m’ont été inspirées par le centenaire de la bataille d’Anoual. Comment lire cet événement qui a changé le cours de l’Histoire ? Un arrêt sur image ? Une momification d’un corps inerte ? L’Histoire nous pèsera dans le cas d’espèce. Ou se muer en médecin légiste, qui étudie un corps inerte, pour lui soutirer ses secrets. Je suis pour l’approche du médecin légiste.
On ne refait pas l’Histoire, comme on dit communément, mais il faut en tirer les enseignements, comme nous l’a appris Ibn Khaldoun, car entre le commencement (al moubtada) et l’énoncé (al khabar), gît la partie la plus importante de cette noble science : les enseignements (al ‘ibar).
Peut-on faire fi de sa subjectivité quand on fait l’analyse de ce corps inerte qui est l’Histoire ? Car l’Histoire n’est pas une science.
Quelques garde-fous tout de même. L’Histoire ne doit pas être en porte-à-faux par rapport à la géographie. La géographie nous lie avec notre voisin du nord, et l’Histoire est ponctuée de ponts-levis. Faisons en sorte qu’ils soient fixes. En parlant vrai, et en soldant le passif. Tiens, le poète Aragon nous montre la voie : «Ce qui a été sera, pourvu qu’on s’en rappelle».
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane