Avant d’occuper la terre marocaine, Français et Espagnols ont «travaillé» leur opinion publique. Il fallait légitimer l’occupation, et il fallait trouver les arguments, les mots. Ça a fini par donner à peu près ceci : «Nous allons les civiliser et nous allons les aider à tirer profit de leurs richesses».
Pour vendre cette image, il a fallu la façonner. Les architectes du Protectorat l’ont fait, en s’appuyant sur les écrits les plus divers, les plus anciens. Les relations de voyage, les comptes rendus des missions d’exploration scientifique ou d’espionnage, les tableaux des Orientalistes, les descriptions des géographes, topographes, médecins, et même les romans des grands écrivains…
Toute cette littérature réunie, toute cette «montagne» a accouché d’une souris : celle de du Marocain moyen enfermé dans un cadre. Le cliché était né.
Sauvage ? Oui, mais un bon sauvage. Barbare, vil, ignorant, violent, fourbe, tricheur, fanatique ? Oui, mais brave malgré tout, et il ne lui manque que la civilisation pour le sortir de son arriération extrême. Et cette civilisation, cette pièce manquante dans la constitution mentale de ce pauvre hère, ce coup de pouce, nous allons les lui apporter.
Et nous allons en tirer profit au passage, bien entendu.
Gagnant-gagnant, donc. Hubert Lyautey, paternaliste et humaniste, a incarné à merveille cette philosophie qui veut à la fois prendre et donner à l’indigène. Il était sincère. Et sans doute jusqu’à la caricature. Il a tout fait pour restaurer les traditions marocaines, celles du Makhzen et aussi celles du petit peuple. Il a tenté, dirions-nous, de mettre de l’ordre dans la maison marocaine, et même de magnifier certains archaïsmes. Il a fait tout cela et plus encore. Mais en maintenant systématiquement les Marocains à leur place, derrière le mur épais qui les sépare des Français. Pour caricature l’œuvre du grand maréchal, sa philosophie profonde ne s’est guère écartée de la ligne «chacun chez soi et les moutons seront bien gardés».
L’image du Marocain en France, avant et après Lyautey, est restée dans ce schéma. Les artistes, les intellectuels, les diplomates, et même les espions, ont perpétué la tradition, quand ils ne l’ont pas inventée. Depuis Louis XIV, contemporain de Moulay Ismaïl dans le XVIème siècle, le Maroc a toujours été une curiosité, un exotisme. Avec ses côtes «barbaresques» impraticables, ses terres intérieures impénétrables et, in fine, ses habitants aux mœurs et à la mentalité indéchiffrables.
Il en va autrement avec l’occupant espagnol. Ce n’est plus la même musique. Parce que le passif est lourd, chargé de frustrations, d’humiliations et de rancoeurs vieilles de plusieurs siècles. Le «Moro», le «Mahométan», a d’abord été un envahisseur avant d’être chassé des terres espagnoles, essentiellement dans le XVème siècle.
Ce même «Moro» a mené plus tard la guerre du Rif et pris part, toujours dans le XXème siècle, à la guerre civile ayant opposé Franco aux Républicains. Le chasseur chassé venu des côtes africaines est mêlé aux pires épisodes de l’histoire espagnole. L’imaginaire collectif s’est alors construit, même et surtout à gauche, avec cette image du «Moro» perfide, avec lequel il y a tant de comptes à régler…
Si, chez les Européens du Nord (Angleterre, Pays Scandinaves), le cliché du Marocain a été entouré d’une certaine bienveillance, c’est en France et, plus encore, en Ibérie, que la diabolisation a battu son plein. La morale, c’est qu’on n’est jamais mieux caricaturé que par ses proches, ses voisins, ceux avec qui on partage les querelles et les mauvaises histoires.
Bien entendu, il y a un ensemble de nuances à apporter à ce constat. Les descriptifs dégradants empruntaient beaucoup aux poncifs de leurs époques.
Ils obéissaient à une logique raciale, suprémaciste, quand ils n’étaient pas téléguidés par des desseins politiques, économiques. La guerre des idéologies et des religions avait aussi sa part du gâteau.
C’est cette enveloppe, cette dure écorce, qui nous a longtemps empêchés de voir que tous ces clichés véhiculaient, malgré tout, un fond de vérité. Et que, à l’instar de l’œuvre de Lyautey, «ils» ont pris à l’indigène mais l’ont ouvert, aussi, à la modernité. Ce qui n’a pas de prix !
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction