Nous entrons dans une nouvelle phase dans les rapports publics, en interne comme en externe, où de nouveaux conquistadors, menus de l’arme numérique et de l’intelligence artificielle, à l’image des premiers avec l’arme à feu, refaçonnent le mode. Une nouvelle ère commence, nous dit le politologue Giuliano Da Empoli, faite de prédation, dans son essai «L’heure des prédateurs». La prédation n’est pas une anomalie, mais un retour à la normale. Finie l’ère de ballotement d’il y a huit ans où les Brexiters, Trump, Bolsonaro, apparaissaient comme des outsiders, défiant l’ordre établi avec une stratégie de chaos. Ce qui paraissait être une anomalie est désormais la norme, et le chaos un mode de gouvernance.
Les prédateurs auront désormais les commandes. Faudra-t-il s’en plaindre ? C’est l’air du temps, dit Da Empoli : «L’heure des prédateurs n’est, au fond, qu’un retour à la normale. L’anormalité ayant plutôt été la courte période pendant laquelle on a pensé pouvoir brider la quête sanglante du pouvoir par un système de règles». La figure de proue de ce monde de prédation est César de Borgia, le «condottiere» qui a inspiré à Machiavel ses enseignements. La fin justifie les moyens, et la force autant que la ruse sont deux instruments de la politique. Les règles, les principes ? Cela renvoie à un monde évanescent. Le monde d’aujourd’hui appartient aux Borgiens.
L’ancien monde fondé sur un équilibre entre élites économiques, acteurs de la finance et grandes entreprises appuyés sur une classe politique de technocrates, a fait son temps. C’était ce qu’on appelait le consensus de Davos. Les nouvelles élites technologiques sont dans un autre trend, aux antipodes des technocrates de Davos. On n’est plus dans ce qui faisait Davos : ordre, prudence, respect de règles. La nouvelle règle dans l’ère de la prédation, c’est de n’avoir cure des règles. Tout est dit dans cette réflexion, qui doit nous interpeller. Les seigneurs de la tech s’apparentent à des Borgiens, chez qui prime l’action et la méfiance des experts et des élites, et bien sûr des politiques. Ils veulent remodeler la vérité selon leurs désirs. Il y avait ceux que Da Empoli appelle les avocats, ou les élites, ceux qui veillaient sur les grandes machines de l’État, ou les gardiens du temple. Lors de l’assaut final des Borgiens, ils n’ont opposé aucune résistance et se sont couchés face aux nouveaux conquistadors. Le temps est à l’IA où la connaissance humaine perd son caractère personnel, les individus se transforment en donnés et les données deviennent prépondérantes. L’IA fait basculer l’homme. Elle développe une capacité que l’on croyait réservée aux être humains. Elle émet des jugements stratégiques sur l’avenir, nous dit Da Empoli. Convenez avec moi que ce qui se passe outre-mer n’est pas tellement martien, et que la prédation, avec des règles ou non règles, avancera vers nous, subrepticement. On aura nos César de Borgia, nos conquistadors, ou ce sera ceux d’outre-mer qui nous reformateront.
C’est au fait la fin d’une époque, qu’on voyait venir mais qu’on n’a pas sentie. Tout est détrôné, de la politique à l’intelligence humaine. Il faudra demander à l’IA ce qu’elle compte faire de l’intelligence humaine, qui devient de plus en plus ringarde. On est désarmés.
À la vérité, j’ai le vertige.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane