Dans son dernier ouvrage, un essai passionnant et érudit («Plaidoyer pour les Arabes», Mialet-Barrault Eds, mai 2021), Fouad Laroui tente de répondre à cette question douloureuse : pourquoi et depuis quand les Arabes sont-ils en retard ?
Parce que le fait est là. Le retard est visible à l’œil nu, qu’il soit économique, technologique, ou plus généralement culturel. Voire humain, pour faire court et éviter le terme-concept de «civilisationnel», trop lourd à porter…
Le retard concerne les sociétés de culture arabe et/ou islamiques, ce qu’on appelle aujourd’hui le monde arabo-musulman (une appellation à équivoque sur laquelle on n’épiloguera pas ici).
Pourquoi rivalisent-elles de tristes records en matière d’analphabétisme, d’ignorance, d’intolérance, de fermeture d’esprit, de radicalisme, de violence ? Pourquoi ne produisent-elles que très peu d’esprits critiques, scientifiques, ouverts, universels ?
Pourquoi tournent-elles le dos au progrès humain, à la liberté et au «gai savoir» ? Pourquoi sont-elles figées dans le passé, pourquoi évoquent-elles toujours le «salaf» (le passé), sans égard au «khalaf» (le présent, l’avenir) ? Pourquoi négligent-elles le rôle de l’individu, de sa singularité et de sa différence ?
Pourquoi n’apportent-elles que si peu au progrès de la science et de l’esprit au monde d’aujourd’hui ? Pourquoi sont-elles si avares en contribution utiles à l’humanité ? Pourquoi sont-elles enfermées dans la paranoïa ?
Pourquoi et depuis quand ?
À la question «pourquoi», beaucoup vont dégainer des réponses faciles : «Pourquoi, vous voulez vraiment savoir pourquoi ? Parce la prépondérance de la religion, son instrumentalisation par la ou le politique, l’absence de démocratie, le refus de la démocratie, la généralisation de la corruption, etc.».
Autre réponse toute faite : «Parce que ces sociétés ont été dominées, occupées (par l’Occident coupable, qui d’autre !), empêchées de progresser par leur cheminement naturel, à leur rythme, à leur façon».
Il y a du vrai dans toutes ces réponses «faciles». Mais il faut creuser un peu plus, aller dans le détail, décortiquer l’accumulation des petites choses qui ont conduit à de si grands écarts…
Le monde arabo-berbéro-musulman a sans doute entamé sa courbe déclinante dès la défaite de 1212 (Las Navas de Tolosa). Cette défaite militaire sera suivie d’autres défaites, qui ne sont pas seulement militaires.
Il y a eu des renoncements, des manquements. Il y a eu une longue suite d’occasions manquées. Il y a eu plusieurs trains (du progrès) dans lesquelles ces sociétés n’ont pas pu, su ou voulu monter…
Comme la révolution culturelle apportée par l’invention de l’imprimerie, qui a démocratisé le savoir. Comme les trouvailles de Copernic, qui a littéralement remis l’esprit humain à sa place, en lançant une idée folle, renversante : et si c’était la terre qui tournait autour du soleil, et pas le contraire ?
Il y a eu ce que Laroui appelle le siècle d’or de la science, le XVIIème, qui a mis en route, plus tard, le siècle des classifications et du redémarrage (XVIIIème), et celui de l’industrialisation (XIXème). C’est tous ces trains que les Arabes n’ont pas pu prendre. Ils sont restés bloqués au «Naql» (reproduction, imitation) et ont oublié d’entretenir de «‘Aql» (la raison, la rationalité). Ils ont même fini par oublier leurs propres savants, pour ne plus se rappeler que des généraux de guerre…
Et le monde, en retour, a oublié à son tour, comme le rappelle Laroui, «l’intégration des Arabes dans l’Histoire universelle – telle qu’on la raconte aujourd’hui en Occident».
Parmi tous ces rendez-vous manqués, ces trains jamais pris, et qui sont nombreux, il y a celui de la «traduction» (vers la langue ou les langues arabes), qui était une fenêtre ouverte sur le monde dans ce qu’il pouvait avoir de meilleur. Ce train-là s’est arrêté, a été ralenti, voire dérouté, avec les premières défaites militaires au cœur du Moyen Âge…
Moralité : au lieu de (continuer de) traduire les écrits des plus grands penseurs de leur époque, les Arabes ont commencé à traduire en justice leurs propres penseurs.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction