Depuis que le Maroc a décidé de rétablir ses relations avec Israël, beaucoup de Marocains semblent découvrir pour la première fois la dimension judaïque de leur culture. Les réseaux sociaux n’arrêtent pas de publier des vidéos, des textes ou des déclarations qui montrent l’attachement de la population marocaine de confession juive établie en Israël à son pays d’origine. Pourquoi maintenant ? Avait-on oublié à ce point cette partie de notre culture ? Étions-nous frappés d’amnésie à ce point ? L’amnésie est l’oubli pathologique d’un événement de sa propre vie, et l’oubli de tout ce qui a participé à cet oubli.
Les jeunes marocains aussi bien qu’israéliens d’origine marocaine sont stupéfaits par ce retour en flot de la mémoire ; ce retour est appelé, en psychanalyse, anamnèse.
Dans le film documentaire de Kamal Hachkar, «Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah», sorti en 2011, une femme israélienne d’origine marocaine montre sa détresse et dit avoir presque été dupée en changeant de pays. Elle dit que les musulmans étaient pour eux des frères. Une manière de dire qu’ils vivaient ensemble sans problème. Elle implore dieu pour qu’il éclaire les musulmans et les juifs afin qu’ils fassent la paix, Shalom. La femme est, on dirait n’importe quelle marocaine d’un quartier populaire de Casablanca, Rabat, Agadir ou Ouarzazate. Avec sa tenue qu’elle aurait pu acheter à Derb Soltane à Casablanca, ses gestes, son lexique et la syntaxe de son parler, on dirait qu’elle n’a jamais quitté le Maroc.
L’Europe s’était créée ses raisons pour chasser ses juifs. Le caractère chrétien de la civilisation européenne supporte le juif, le tolère mais ne l’accepte pas en fait. L’Europe a commencé par manger les juifs (l’holocauste moderne) avant de leur trouver le moyen de les expulser à l’extérieur de son espace. Manger revêt ici un sens plus que métaphorique. Mais les Marocains juifs ceux qu’on a trahis et qu’on a déplacés dans un autre espace géographique, culturel et cultuel, en usant de procédés que l’histoire n’a pas encore dévoilés, disent presque tous aujourd’hui, ou du moins ceux qui ont eu le droit à la parole, qu’ils vivaient bien dans leur pays, le Maroc.
Aujourd’hui on les voit, on les entend, car on en a fait une matière médiatique, mais ceux parmi les Marocains attentifs à ce phénomène, avaient déjà vu, entendu, lu ou rencontré des jeunes israéliens d’origine marocaine reprendre la mémoire de leurs parents ou leurs grands-parents et la réinvestir dans leurs productions artistiques ou littéraires. Des réminiscences surgissent certes dans des œuvres plastiques visuelles, mais ce qui demeure le plus fort et le plus insistant sont bien les domaines de la musique, de la cuisine et des cérémonies aussi bien sacrées que profanes.
Depuis des années, circulent sur les réseaux sociaux des musiques judéo-marocaines où jouent des personnes, israéliennes d’origine marocaine où l’on voit la marocanité culturelle de cette population importante en nombre dans ce pays. Nous avons eu l’occasion avant même le retour des relations du Maroc avec ce pays des jeunes filles et garçons venir chanter et jouer à Essaouira lors du Festival des Andalousies Atlantiques. Ces jeunes reprennent Zahra El Fassia, Slim Hallali, Abitbol et bien d’autres.
Là où les confessions séparent, la culture unit. Quand la musique résonne on ne sait plus à quel dieu s’adresser ? À Apollon ou à Dionysos ? Les fines particules du corps enregistrent les vibrations, les sons et les voix au-delà des cultes et des langues. La culture est indissociable de la terre, de l’air, des odeurs dans lesquelles elle fut pétrie. Elle traverse les rêves et habite dans les plis de la langue du corps.
Les Marocains juifs d’Israël sont un exemple vivant pour les autorités israéliennes et mondiales afin qu’elles reconsidèrent la question palestinienne. On ne peut effacer la mémoire d’un peuple car tout porte la marque de cette histoire : la pierre, la voix, les odeurs, l’olivier, le sable et les vents qui traversent et hurlent à travers la terre de Palestine.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane