Dans le temps de la quotidienneté qui se nivelle souvent vers le bas, il y a des parenthèses qui transcendent la morosité ambiante en ouvrant, là-haut, des fenêtres vers le ciel ! C’est le cas du Festival Gnaoua, organisé du 12 au 15 juin dernier. La route vers le ciel était indiquée par le slogan du festival : Afrique à venir ! Bercé par la musique des Gnaouas qui réveillait l’africanité enfouie dans les profondeurs de chacun de nous, le Forum du festival essayait d’explorer l’avenir en commun des Africains. Quatre panels, une vingtaine d’intervenants, et un public trié sur le volet s’interrogeaient sur les différentes connotations et représentations qu’évoquent Afrique et Africains. Cela ne va pas de soi, car, quand le Marocain « évolué » parle d’Africains, c’est qu’il pense peau noire, azzi, azzoua, pour ne pas dire « nègre ». Seule une minorité utilise l’adjectif « subsaharien » qui reste un mot savant !
Cette réalité du langage marocain couvre une ambigüité : les Marocains sont-ils des Africains ? La cinéaste Éléonore Yaméogo s’est même permis d’interpeller les Marocains présents sur l’attitude ambigüe envers la femme subsaharienne, bonne amante pour certains Marocains, mais pas « aussi noble » pour accéder au statut d’épouse. Aussi frontale qu’elle soit, la question n’a généré que des débuts de réponses. Noyer le problème dans les préjugés entre tribus, castes et autres franges sociales, ne répond pas au fond de la question, celui du racisme primaire enfoui dans notre imaginaire collectif. Certes, nous ne sommes plus au Maroc des temps de la traite des noirs. Le sang « noir » est largement mélangé à celui amazigh, arabe et européen, les mariages « mixtes » entre couleurs ne sont plus des exceptions, mais les railleries sur « les peaux noires » peuplent encore notre langage.
Il y avait dans ce Forum, bien entendu, des sommités qui ont apporté par leur érudition des éclairages importants. Elles ont rappelé des vérités historiques et des événements qui ont marqué profondément l’histoire mondiale. L’Afrique n’est-elle pas le berceau de l’humanité ? L’or africain n’était-il pas jusqu’au XVIIIe siècle la valeur de base des échanges internationaux ? Le commerce des esclaves n’avait-il pas comme réserve inépuisable les populations de l’Afrique subsaharienne ? Et enfin, les richesses minières, dont le pétrole et l’uranium, ne venaient-elles pas du sol africain, Afrique du Nord compris ? La centralité de l’Afrique dans l’aventure humaine n’est plus à démontrer. Mais, la phase actuelle de la mondialisation semble se dérober à l’Afrique. Les images choquantes de ces Subsahariens escaladant, au péril de leur vie, les barbelés qui isolent Méllilia ne relèvent plus du monde humain. Elles rappellent comme l’a si bien dit Leïla Chahid, le monde animal. La figure de proue du peuple palestinien en Europe est bien placée pour comprendre la souffrance et le désarroi des humains. Cette dure réalité, créée par le modèle de développement hégémonique dans le monde, a été pensée, l’espace d’un festival, en dehors du nihilisme qui nie la possibilité de toute alternative afro-africaine. Des personnalités du monde de la culture et de la politique, des chercheurs africanistes jeunes et âgés, et des femmes et des hommes simplement fiers de leur africanité ont transcendé, ensemble, la réalité délabrée de l’Afrique, en esquissant l’Afrique à venir. Celle de l’espoir, du sursaut, du renouveau. Une Afrique sans frontières politiques et sécuritaires, où la circulation est synonyme de découverte, de formation, de partage et de métissage. Une Afrique mutualiste qui met en commun ses ressources humaines et matérielles et qui donne un sens concret au concept de « développement durable ». Une Afrique savante qui accueille ses chercheurs et ses créateurs à bras ouverts, finançant leurs ateliers et leurs laboratoires, et célébrant leurs découvertes et leurs œuvres. Enfin, une Afrique humaniste et démocratique, où les citoyens sont égaux dans leurs droits et où la personne, quels que soient sa couleur, sa religion, son sexe, ou sa région est respectée en tant qu’être humain.
Il s’agit bien d’un rêve. Mais, beaucoup de grandes réalisations humaines ont débuté par un rêve et ceux qui les ont initiées ont été traités, en leur temps, d’illuminés ! Le « Festival d’Essaouia, Gnaoua, Musiques de monde » a révélé, encore une fois, une des prouesses des humains quand ces derniers sont mis en confiance et quand ceux qui ont le bras long et la main lourde oublient les perversions du pouvoir. Ces humains, affranchis des contraintes de servitude, se découvrent les uns les autres dans la joie. Ils mêlent leurs créations. Ils se font de la place, les uns à côté des autres, dans l’intimité de la quête du divin, de la beauté et de l’amour. Ils créent alors du commun, du beau métis, la matrice de demain ! Est-ce l’envoutement de la musique Gnaoua et autre fusion qui ont ensorcelé les débats du Forum pour rêver de cette Afrique à venir ? Possible !
Mais, pour ma part, grand rêveur de mon état, se projeter dans l’avenir ne peut prendre forme uniquement avec la technologie et le calcul d’intérêts. Il ne tiendra la route de l’aventure humaine qu’avec un « arsenal » de valeurs au centre duquel la liberté et le partage tiennent une place de choix. L’Afrique à venir est un possible de l’Histoire. Elle ne verra le jour que lorsque la culture de production du commun prendra le pas sur celle du petit intérêt et des « identités meurtrières ». En se réalisant, elle sera alors l’espace du « vivre en commun en liberté », là où il n’y aura rien à négocier, mais tout à partager.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane