Pour bien comprendre l’arrivée de l’islam au Maroc, il faut mettre de côté le récit officiel. L’islam est bien arrivé avec les premiers conquérants arabes, mais leurs expéditions étaient avant tout militaires, agressives, voire violentes, avec des airs de «conquête de l’ouest».
C’est que nous disent la majorité des sources, même issues de l’orthodoxie musulmane. Comme en Orient, l’islam a apporté au Maroc et au reste du Maghreb ce qui lui manquait pour prendre son envol : il a unifié ses rangs, en créant une organisation supra-tribale qui va préparer à l’idée d’une nation, et plus tard d’un état. Mais cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Ce bond en avant a une histoire, et un prix.
Les Okba ibn Nafi et Moussa ibn Noussaïr, principaux généraux de l’époque, ont commencé par faire beaucoup de victimes. Leur ferveur religieuse n’y a rien changé. En retour, ils n’ont pas été accueillis avec des fleurs. Et, même en employant la manière forte, ils n’ont pas remporté l’adhésion totale et générale des populations locales.
L’image d’Epinal que nous renvoie le récit officiel n’a aucun fondement historique. C’est un idéal qui a été créé pour renforcer l’histoire de la foi. Dans la réalité, les premières conversions tribales ressemblaient avant tout à des pactes de non-agression, dictés par l’équivalent de la realpolitik de l’époque.
Celui qui veut comprendre ce qui s’est réellement passé doit affronter un autre problème : les sources, pour la plupart postérieures aux événements et ne rendant compte que du point de vue du conquérant. Va-t-on pour autant rester les bras croisés en attendant des jours meilleurs ? Pas forcément, ces sources disent malgré tout suffisamment de vérités, qu’il est possible de combiner avec des sciences plus techniques (archéologie, paléontologie). Et du bons sens, surtout.
Le bon sens, c’est-à-dire la rationalité, servira toujours de boussole et de bâton du pèlerin pour celui qui veut voyager à l’intérieur de cette longue, tumultueuse, et à vrai dire extraordinaire expédition qu’aura été l’islamisation du Maroc.
La première vague a été celle de l’épée, mais elle n’aura abouti qu’à une islamisation superficielle, et très parcellaire. Au passage, elle a surtout creusé un fossé «ethnique» entre Arabes et Amazighs, dont les lointains relents se font entendre et sentir jusqu’à aujourd’hui…
Ces premiers contacts ont davantage ressemblé à un coup de force militaro-politique, doublé d’une «effraction» du tissu socioculturel local, qu’à une «Da’wa» (appel au ralliement à l’islam) prêchant la bonne parole et appelant à l’unité des peuples. Avec le recul (et le bon sens), on peut malgré tout se demander : mais que pouvaient-ils bien apporter de plus ?
Si la Da’wa était l’objectif premier, ces expéditions auraient été conduites par des jurisconsultes et des hommes de paix. Etait-ce le cas ?
Entre la fin du VIIème siècle et le début du VIIIème, les copies du Coran sont encore rares, parfois incomplètes. Les livres de l’exégèse musulmane, les recensements de Hadiths et de Tafssir, les Tabari, al-Boukhari ou Tirmidhi, tous ces hommes et toute cette littérature abondante, indispensable à l’assimilation de l’islam, n’existaient pas ou n’étaient pas encore nés.
Pour ne rien arranger, les Amazighs ne parlaient pas encore l’arabe et ne le comprenaient pas, ou alors si peu. Comment pouvaient-ils adhérer à une nouvelle religion qu’ils méconnaissaient ? Dont ils ne comprenaient pas la langue-support ? Qui n’est pas portée à l’époque par des jurisconsultes, mais par les chefs de guerre souvent durs, parfois violents, venus à leur contact ?
Et comment pouvaient-ils abandonner, en un claquement de doigts, leurs propres religions et croyances ancestrales, leurs rites, etc. ? Eux, les Amazighs, dont la terre a été le terrain, par le passé, de bien des conquêtes militaires, et de bien des courants de pensée et de nouvelles religions venues d’ailleurs ?
En réalité, l’islam sera porté et diffusé, un peu par les premiers conquérants arabes, et beaucoup par les Amazighs eux-mêmes. Les premiers pèlerins vont jouer ce rôle de passeurs et de transmetteurs.
Les dynasties amazighes qui ont régné sur le Maroc et une partie du Maghreb (et de l’Espagne musulmane) vont également jouer un rôle majeur dans l’enracinement de la novelle religion venue d’Orient. Quelqu’un comme Ibn Toumert a même pris la peine de proposer une version amazighe du Coran. Ce qui était parfois perçu comme une hérésie était, en fait, une tentative intelligente d’islamiser en profondeur un pays qui ne parlait et ne comprenait que la langue amazighe.
Le Mahdi des Almohades a fait cela dès le XIIème siècle. Pour comparer, quelqu’un comme Martin Luther a attendu le XVIème siècle pour traduire la Bible et la rendre accessible au peuple des croyants.
L’histoire de l’islam nous réserve d’autres surprises, toujours liées au contexte politique et culturel, et pour ainsi dire aux réalités du moment. Il faut lui rendre son historicité et son extraordinaire humanité. À condition de la lire telle qu’elle est, loin des canons de l’histoire officielle, en s’armant de patience et de bon sens.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction