Le mal français, depuis le médecin malgré lui, Alain Peyrefitte, a muté. Il n’est plus ce qu’il était, dirait Alain Minc, mais il n’est pas moins réel. Une France qui a payé le ticket éco et siège en première. Une cléricalisation de la classe dirigeante. Une ringardisation de la classe pensante et un peuple à l’abandon, tenu, cahincaha, par la banalité des petits bonheurs, selon le philosophe Marcel Gauchet. On n’y est plus, et le mal est à découvert. On parle de vivre ensemble, mais pour conjurer le mal être d’une société archipelisée, en butte à un basculement anthropologique. Naissance d’une nation multiple et divisée, selon l’excellent travail de Jérôme Fourquet («L’archipel français»). Mais n’est-ce pas euphémisme quand on parle de re-naissance?
Il faut se tourner du côté de la perfide Albion pour comprendre le mal français. L’analyse faite par le très sérieux «Financial Times», sous la plume de Simon Kuper («Demain la VIème République ?») nous donne quelques grilles de lecture. La France dans ses dernières jacqueries, rejetant la réforme de la retraite, est déjà une tour de Babel, qui scande en italien «Siamo ttuti anti fascisti» (Nous sommes tous antifascistes), qui crie à hue et à dia : ACAB (acronyme de «All Cops are bastards», inutile de traduire…). Prononcé à la parisienne, le slogan donnerait «A-Ca-Beu». Pas de signe «Liberté, Egalité, Fraternité»… Cela viendrait d’ailleurs.
Crise institutionnelle donc, d’une Vème République qui a fait son temps, et qui ne trouve point de monarque à sa mesure, depuis le sultan Chirac ? La séparation des pouvoirs, savamment pensée par Montesquieu, a un avatar désormais : le Président (en lieu et place du l’Exécutif), les magistrats (au lieu du Judiciaire) et la rue, la nouvelle clé de voûte du système.
Le Législateur ? Il est invité pour la parade. Le président Soleil, annonce-t-il à l’horizon une nouvelle prise de la Bastille, et une régénération du citoyen, détrôné par le consommateur ? Bof, si on croit à Marx, l’Histoire prend la forme d’une tragédie (au sens premier du mot, celui d’un destin exceptionnel), la première fois, et une farce, la deuxième.
Mais réduire le «mal français» au simple jeu institutionnel, c’est le biaiser. Il est d’ordre culturel, avec une tradition cléricale qui fait des technocrates les clercs des temps modernes, qui croient dur comme fer connaître le salut de leurs ouailles, mais qui buttent sur le travers de ce «peuple bravache». Lasociété est perçue, par les nouveaux clercs, comme étant conflictuelle, incontrôlable, irréformable. Leur regard est implacable pour les leurs : la France, en dehors du microcosme parisien, est comme une colonie ou presque, peuplée de paysans malodorants, incapables d’assimiler la culture parisienne. Les fondamentaux de la vie en province échappent aux décideurs. Et c’est cette césure que les roturiers tentent de recoudre, avec des gilets phosphorescents, en quête de visibilité.
De quoi je me mêle ? C’est que le mal français est en nous, par le magister de nos vaillants clercs qui connaissent les chiffres, sans connaître la réalité, le «process» au lieu du résultant, l’absence de fin qui justifie les moyens. Formés à la française, ils connaissent plus la rive sud de la Seine que la réalité qu’ils promettent de changer à coup de grands programmes qui se succèdent. Ils piaffent sur leurs «acquis» après moult échecs. On ne change pas une équipe qui perd. Et c’est cela notre mal à nous.
Il faudra peut-être dépêcher un Usbek à nous, qui pondra une nouvelle forme des lettres persanes, du nouvel Ancien Régime… Ou peut-être pas. Lettres persanes bien ordonnées commencent chez soi.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane