Sous l’effet de médias cherchant la dramatisation à outrance, on a pris l’habitude d’associer le « Printemps arabe » à des situations extrêmes, comme la « crise syrienne » et le retour du pouvoir militaire en égypte. Le premier cas est utilisé comme épouvantail. Avec le second, c’est le retour de rhétoriques qu’on croyait désuètes, désignant notamment l’islamisme politique comme incompatible, par nature, avec la pratique démocratique. En fait pour comprendre les différences d’intensité qui marquent la nouvelle époque, il faudrait aussi introduire la dimension spatiale. D’où l’intérêt du binôme Maghreb-Machrek.
Le Maghreb nous semble aligner quatre modèles. La Tunisie, point de départ du « Printemps arabe » (décembre 2010), continue à vivre un processus de refondation du système politique qui implique un compromis nécessaire entre mouvance islamiste et mouvance laïque en vue d’instaurer des règles de jeu appropriées pour les compétitions à venir. Contrairement à la réplique égyptienne, l’expérience tunisienne semble bénéficier d’une plus grande présence de la mouvance laïque dans le tissu social, d’une mouvance islamiste plus souple, et d’une relative neutralité de l’autorité militaire.
L’Algérie a connu des mouvements de contestation qui ont fait long feu, suivis d’une situation de blocage du champ politique. Deux facteurs furent décisifs. Comme au Liban, la société algérienne a vécu le traumatisme d’une longue guerre civile qui a marqué les années 1990. Et comme pour les monarchies du Golfe, la rente pétrolière algérienne a facilité des mesures sociales qui ont permis d’amortir la première secousse du « Printemps ». Néanmoins, le Golfe a connu aussi le réflexe de solidarité militaire qui a permis d’étouffer « l’alerte » précoce du Bahreïn.
Au Maroc, comme en Jordanie, c’est le défi de la réforme, avec les particularités des structures sociopolitiques. Un pluralisme contrôlé, réaménagé depuis la fin des années 1990 dans le sens d’une cohabitation d’un espace institutionnel consensuel avec un espace contestataire reconnu et fragmenté.
La Libye inaugura le phénomène d’une chute de régime qui affecte l’existence de l’État. La militarisation du mouvement a été opérée dans un environnement tribal qui rappelle le Yémen. D’où le pouvoir des milices et le renforcement des forces centrifuges. D’un autre côté, la circulation des armes a produit des éclats qui ont profité de l’espace sahélien pour étendre le jihad militaire au-delà du Maghreb.
La Libye a aussi fonctionné comme pays-charnière avec le Machrek, dans la mesure où l’intervention militaire étrangère y a créé un précédent qui est resté en Syrie comme une éventualité souhaitée par l’opposition, et refusée par la Russie et les autres alliés du régime.
Contrairement à la configuration maghrébine, faite d’évolutions relativement autonomes, le «Printemps» du Machrek a été vite marqué par l’empreinte de la géopolitique. Une zone de fragilité étatique (avec comme noyau l’ensemble Syrie-Irak) où l’on voit le pluralisme ethnico-confessionnel refaire surface, et une ceinture de puissances régionales en continuelle recomposition : des pays non arabes comme Israël, la Turquie et l’Iran, et un Golfe bipolaire (Arabie Saoudite, Qatar), avec des pouvoirs protégés par une structure démographique «confortable». Enfin, ce sont les enjeux des puissances mondiales, très visibles à travers la «crise syrienne», qui illustrent un net retour de la Russie sur la scène internationale.
Cet enchevêtrement est l’accentuation d’une tendance qui a marqué l’histoire du Machrek depuis les débuts du XXe siècle. Déjà la «Grande révolte arabe» (1916-1918) fut menée contre la domination ottomane, encouragée par les Britanniques et dirigée par Chérif Hussein du Hijâz, dont le fils Abdallah sera nommé par ces mêmes Britanniques à la tête du futur royaume hachémite de Jordanie. La région a connu un long processus de formation d’états, de mouvements d’indépendance et de diverses idéologies trans-étatiques qui se sont inscrites dans la mouvance anticolonialiste et l’éveil tiers-mondiste.
Le contexte actuel est différent. Parti du Maghreb, le «Printemps arabe» lança un slogan générique contre le despotisme (istibdâd). Arrivé au Machrek, cet ample mouvement d’émancipation est façonné par un terrain où les acteurs ont parfois du mal à faire la distinction entre remise en cause des régimes et remise en cause des Etats.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane