Voilà plus d’un demi-siècle que l’union du Maghreb bute sur la rivalité maroco-algérienne. Qui est responsable ?
La seule véritable union politique du Maghreb prend vraisemblablement fin au milieu du XIe siècle, avec le retrait des Almohades de l’Ifriqiya. Depuis, aucune véritable entité n’est parvenue à faire fusionner les différentes terres de « l’Occident musulman ». Bien plus tard, au XIXe siècle, les puissances coloniales rivalisent pour s’implanter durablement sur la rive sud de la Méditerranée. Dans cette course à l’impérialisme, elles font subir aux colonies concernées un destin bien hétéroclite. Jusqu’aux indépendances successives de la Tunisie (1956), du Maroc (1956), de la Mauritanie (1960) et de l’Algérie (1962), le rêve de constituer l’union du Maghreb est encore réalisable. Pourtant, les différences politiques, socio-économiques et culturelles sont bien réelles, et ne sont pas vraiment prises en compte lors du rassemblement du Conseil consultatif permanent du Maghreb, fondé en 1964 à Tunis. A ce moment-là, il est question de former un bloc économique capable de rivaliser avec d’autres rassemblements régionaux. L’ambitieux projet est néanmoins mis à mal par des régimes politiques naturellement peu enclins à faire vaciller leur légitimité, fondée sur la toute-puissance de l’Etat-nation, concept chèrement acquis grâce aux luttes pour l’indépendance. A aujourd’hui, le principal obstacle à la construction d’un Maghreb uni reste la rivalité qu’entretiennent le Maroc et l’Algérie, dont les efforts communs sont indispensables à l’existence du Maghreb. La Guerre des sables de 1963 a inauguré une relation houleuse entre les deux pays, pourtant qualifiés couramment de « frères ». Certes, les Etats du Maghreb possèdent des caractéristiques communes comme la religion ou, dans une moindre mesure, la langue, mais leurs logiques politiques semblent aux antipodes les unes des autres. Dans la dualité Maroc-Algérie, les rancœurs traduisent également des orientations politiques radicalement opposées. Dans les années 1960, l’Algérie a opté pour un régime hybride où le socialisme est la marque dominante. De son côté, le Maroc de Hassan II s’est tourné vers l’Occident en cherchant la modernité mais sans renoncer à une once de légitimation par la tradition. Finalement, la question du Sahara n’est-elle pas un prétexte commode pour empêcher l’union de deux régimes que presque rien ne rapproche ? La solution peut-elle pour autant venir des peuples marocain et algérien, ceux qui souffrent le plus de la fermeture des frontières terrestres (1994) et du non-Maghreb ? Tant que la souveraineté leur sera inaccessible, une réelle union du Maghreb restera une utopie.
Qui, d’après vous, est le principal responsable des difficultés à construire l’Union du Maghreb arabe (UMA) ?
Mohammed Larbi Messari : Selon moi, c’est l’Algérie qui est responsable. Ce pays se renvoie une image de lui-même, celle d’une nation dont le rôle est forcément hégémonique à l’échelle régionale. L’Algérie désire être un pôle d’influence tant sur la Mauritanie, la Tunisie, que la Libye. Le Maroc représente un vrai obstacle pour les desseins de l’Algérie, car c’est un pays que je qualifie de « produit fini ». C’est-à-dire doté d’une identité et d’une indépendance qui se sont forgées à travers les siècles, contrairement à l’Algérie. Lors de la Commission consultative pour le Maghreb arabe en 1964, il était question de réfléchir sur le « Maghreb possible ». Cette notion reposait sur l’idée d’une complémentarité de la production économique entre les différents pays du Maghreb, pour accroître les échanges et unifier les positions vis-à-vis de l’Europe. L’Algérie s’est distinguée en faisant cavalier seul. Pour exemple, cette commission que j’évoque avait prôné une construction simultanée de cimenteries en Tunisie, en Algérie et au Maroc. Nous avons découvert, avec les Tunisiens, que les Algériens avaient déjà ouvert leur usine, sans aucune communication. Ces faits remontent à l’époque où nous réfléchissions sur ce fameux « Maghreb possible ». Dix ans plus tard, dans les années 1970, Houari Boumediene (président de la république algérienne entre 1965 et 1978, ndlr) souhaitait partager le monde arabe en compagnie de Saddam Hussein, l’un à l’Est et l’autre à l’Ouest. Pour moi, la question du Sahara a servi d’alibi à l’Algérie pour mettre de côté l’idée d’un Maghreb uni, car ses dirigeants sentent qu’ils ne peuvent en avoir le contrôle.
Mehdi Lahlou : Je souhaite revenir sur cette question du Sahara en précisant un fait important. L’UMA est créée en février 1989, soit la période la plus tendue du conflit du Sahara. Cette ère est marquée par la construction du mur de séparation par les Marocains, par de fortes tensions diplomatiques entre le Maroc et l’Algérie et aussi par le conflit militaire d’Amgala. Pourtant, le sommet de Marrakech, qui a abouti à la constitution de l’UMA, n’a pas échoué. Cela veut tout simplement dire que le conflit du Sahara n’est pas une condition sine qua non à l’édification de l’unité du Maghreb. Ce n’est qu’après 1994 que l’Algérie semble réaliser qu’une frontière ouverte avec le Maroc ne lui est pas favorable. Elle a profité de la décision hâtive du Maroc de sanctionner les Algériens par l’instauration d’un visa pour les Français d’origine algérienne, suite à l’attentat de 1994 à Marrakech (attentat contre l’hôtel Atlas Asni qui causa la mort de deux touristes, ndlr), pour décider la fermeture des frontières terrestres.
M.L.M. : Je tiens également à rappeler l’épisode de 1988 et les émeutes d’octobre en Algérie. Les masses algériennes ont manifesté leur colère en incendiant le siège du Polisario. Suite à ces événements, les gouvernants militaires d’Algérie ont décidé de répondre à la colère populaire par l’apaisement, réalisant aussi qu’une des solutions est de tenter un rapprochement avec le Maroc.
M.L. : Cela conforte l’analyse que j’évoquais, à savoir que le Sahara n’est pas le nœud du problème dans la question de l’édification de l’UMA.
M.L.M. : En 1989, toutes les parties se sont mises d’accord sur l’application de l’article 15 du texte constitutif de l’UMA, qui dispose qu’aucun pays de l’organisation ne doit soutenir une fraction armée contre un autre pays de l’UMA. L’initiative de Chadli Bendjedid (président de l’Algérie entre 1979 et 1992, ndlr) allait donc clairement dans le sens d’un arrêt du soutien au Polisario. Le virage de cette politique est d’ailleurs entamé après son retrait forcé. Les deux chefs d’Etat, Hassan II et Bendjedid, se sont auparavant rencontrés plusieurs fois et ont négocié, notamment sur des libérations de prisonniers du conflit armé d’Amgala. Il était même question de la mise en service d’un passeport uni pour tout le Maghreb. Les élections législatives algériennes de 1992 ont mis un terme à cette politique cordiale.
Les militaires qui se sont saisis du pouvoir en Algérie avaient-ils intérêt à maintenir fermée la frontière avec le Maroc ?
M.L. : Bien évidemment. Entre 1989 et 1994, entre 3 et 4 millions de touristes algériens par an traversaient la frontière pour passer leurs vacances dans la région d’Oujda, allant même jusqu’à Fès. De plus, les recettes pour le Maroc au titre des exportations vers l’Algérie étaient de l’ordre de 4 à 5 milliards de dollars annuels. Ces deux raisons étaient suffisantes pour inquiéter l’Algérie, d’autant que le cadre de vie et la situation économique des Marocains paraissaient plus enviables, ce qui représentait un très mauvais signal pour le gouvernement algérien. Sur le plan politique, une balance déficitaire avec le Maroc était une véritable bouffée d’air pour le royaume. Depuis 2005 et les appels du pied répétés des Marocains par le biais des différents ministres des Affaires étrangères ou du roi, les Algériens réalisent ce qu’ils appellent des études de faisabilité. L’objectif est de savoir si une ouverture des frontières leur est toujours défavorable. Ces études ne portent que sur l’aspect économique, sans invoquer la diplomatie et la politique, et leurs conclusions vont dans le sens d’une ouverture non rentable.
Pourquoi les Algériens ne peuvent-ils pas tenter de rééquilibrer la balance économique avec le Maroc ?
M.L. : Les Algériens ont besoin de produits pouvant intéresser les Marocains. Le pétrole et le gaz ne concernent pas les particuliers et leur vente se fait à l’échelle des Etats et des grandes entreprises.
M.L.M. : Pour revenir à la question des intérêts algériens, j’irais même plus loin en disant que le fait que l’Algérie soit perdante est moins important pour elle que de priver le Maroc d’un succès économique. C’est une motivation supplémentaire à l’immobilisme de l’UMA. La difficulté des petits hôtels de la région de l’Oriental après 1994 est un coup dur à l’économie de la région. Dans un discours officiel, Abdelaziz Bouteflika a confirmé ce point de vue en expliquant aux Algériens, qui dépensent 2 milliards de dollars annuels au Maroc, qu’ils ne reçoivent rien en contrepartie de la part du royaume.
Pourquoi le Maroc n’achète-il pas le pétrole algérien afin d’assainir les relations économiques entre les deux pays ?
M.L. :Pour des raisons économiques, mais surtout politiques, le Maroc possède ses fournisseurs historiques comme l’Irak et l’Arabie Saoudite.
M.L.M. : L’exemple du gazoduc passant par le Maroc est le seul cas d’une entente sur le plan énergétique, mais la demande émane de l’Europe et non pas des deux pays de concert.
M.L. : Dans tous les cas, l’idée des Algériens, à partir de 1994, est de stopper les relations économiques avec le Maroc. Preuve en est, l’obligation d’un visa pour les Marocains n’a pas duré, alors que la circulation des biens et marchandises a toujours été entravée. La motivation principale de l’Algérie est de nature économique.
M.L.M. : Je me souviens d’un débat que j’ai tenu face au ministre algérien de la Communication lors d’une émission de télévision à Dubaï. L’animateur était lui-même surpris de voir que mon « adversaire » avait pris pour une agression marocaine mon explication sur la décision d’instaurer un visa pour les Algériens. Néanmoins, je partage l’avis de Mehdi Lahlou quand il qualifie cette décision de hâtive et précipitée. En même temps, la réaction des Algériens de fermer les frontières était disproportionnée, ils auraient très bien pu se contenter d’instaurer un visa dans l’autre sens.
M.L. :D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, les Algériens n’oublient pas cet épisode et demandent au Maroc des excuses officielles pour l’instauration de ce visa.
Comment vérifier des origines algériennes sur un passeport français ?
M.L. : En se basant soit sur le pays de naissance, soit sur le nom de famille. La France avait d’ailleurs vivement protesté contre ce qu’elle considérait comme une discrimination à l’égard d’une partie de ses ressortissants. En 2003, la levée unilatérale de la demande de visa par le Maroc a placé l’Algérie dans une situation inconfortable. Les pressions internes et externes ont fini par décider les autorités algériennes à faire de même.
M.L.M. : Durant cette période, Abderrahmane Youssoufi a plusieurs fois déclaré que le plus grand succès de son mandat serait de parvenir à l’ouverture des frontières avec l’Algérie. C’est une revendication très populaire au Maroc au nom de la fraternité. Mohammed VI a également à maintes reprises fait comprendre que sa politique est d’aller dans ce sens.
M.L. : Je pense que ce n’est pas forcément une bonne chose de se placer constamment dans une position de demandeurs.
M.L.M. : Au contraire, cela prouve aux yeux du monde que le Maroc est de bonne foi, preuves à l’appui. Vous savez, cette séparation est douloureuse pour les peuples. Je me souviens qu’à l’occasion du centenaire du club de football de Lalla Maghnia, en Algérie, les organisateurs souhaitaient inviter leurs compagnons de l’époque, à savoir le club du Mouloudia d’Oujda. A l’époque du protectorat, la rencontre entre les deux clubs était une fête et était considérée comme un derby régional. L’invitation avait comblé de joie les habitants d’Oujda, et les deux clubs ont conjointement demandé l’ouverture exceptionnelle de la frontière le jour de la cérémonie. Pour rappel, la distance entre les deux villes est d’une trentaine de kilomètres. Face au refus catégorique des autorités algériennes, et ce malgré les pressions médiatiques, le club d’Oujda a dû emprunter un itinéraire aberrant pour s’y rendre, passant par les aéroports de Casablanca et d’Alger.
M.L. : Cette histoire montre bien que le gouvernement algérien prend les deux peuples en otage, pour des considérations exclusivement politiques.
Pourtant, les forces politiques proches du peuple algérien sont plutôt pro-marocaines et prônent une normalisation, à l’instar du FIS ou du parti de Louisa Hanoune.
M.L. :Certes, mais ces forces ne sont pas au pouvoir. L’exécutif algérien est entre les mains de l’armée, et cette situation la met en situation de monopole total. L’armée a accès aux rentes pétrolières, aux contrats d’armement, tout en développant un système de corruption endémique. Afin de légitimer cette situation, elle a besoin d’un bouc-émissaire, considéré comme un ennemi de la nation. Cet ennemi est le Maroc.
En matière de responsabilité du Maroc, vous n’avez évoqué que la décision « précipitée » de Hassan II d’imposer un visa. N’y en a-t-il pas d’autres ?
M.L. : Aussi bien en Algérie que chez nous, la décision de la création de l’UMA n’a fait l’objet d’aucune consultation populaire ou parlementaire. In fine, cela revient à dire que les deux régimes reposent sur le même mode de gouvernance, qui se passe de la légitimité populaire. La responsabilité de cet échec est donc partagée de part et d’autre. Depuis le printemps arabe, le Maroc a tout de même consenti une légère ouverture démocratique, au contraire de son voisin.
M.L.M. : Je pense que, pour résoudre le problème de l’UMA, une entente entre le Maroc et l’Algérie est indispensable. Mais malheureusement, je crains que ce ne soit jamais le cas. L’Algérie est un pays de nature hégémonique. Elle ne conçoit pas la présence d’une autre puissance ailleurs que dans son giron. Le Maroc possède une vision plus égalitaire avec ses partenaires régionaux. Le projet de l’UMA n’est qu’un rêve qui dure depuis 55 ans. Ce rêve ne se réalisera pas, car la notion d’Etat-nation est encore trop présente dans les pays de la région. Ce nationalisme exacerbé existe tout autant en Libye et en Tunisie. De plus, les pays du Maghreb n’ont toujours pas entamé de réelle transition institutionnelle.
La démocratie peut-elle être un facteur d’accélération d’une existence réelle de l’UMA ?
M.L.M. : Il y a trois mois, je me posais la question avec insistance, au vu des élections libres en Tunisie et de la révolution libyenne. Je me disais donc que ce souffle finirait bien par toucher l’Algérie, même pour un changement de façade, « changer pour continuer ». Lorsque la démocratie vaincra partout au Maghreb, les peuples seront naturellement disposés à l’union. Il n’est aujourd’hui pas concevable que la totalité des échanges entre ces pays ne dépasse pas les 5%. A titre de comparaison, 70% des échanges en Europe concernent les pays membres de l’Union européenne. Les pertes en matière de patrimoine humain sont également considérables. Lors de mes visites en Algérie, je me retrouve souvent à dévaliser les bibliothèques car leurs ouvrages ne nous parviennent jamais. L’Union des écrivains marocains a organisé à Oujda un colloque autour de la littérature algérienne. Sans ce genre d’initiatives, nous serions totalement ignorants des activités culturelles de nos voisins. Pourtant la liberté d’expression est remarquable en Algérie.
M.L :Anna Palacio (ex-ministre espagnole des Affaires étrangères, ndlr) a récemment déclaré qu’une frontière fermée entre deux pays voisins comme le Maroc et l’Algérie est inconcevable au XXIe siècle. José Luis Zapatero avait, dans un autre registre, rappelé que la construction de l’Union européenne n’aurait pas pu se réaliser sans le socle commun qu’est la démocratie. L’idée est que tant que les peuples sont dépossédés de la souveraineté qui leur est due, il est impossible pour des régimes autocratiques de trouver des intérêts communs.
Par Sami Lakmahri et Maâti Monjib