Différents, complémentaires, parfois en rivalité, historiens et journalistes se disputent l’écriture des affaires du monde.
Les années de plomb portent bien leur nom : à côté d’une violence physique réelle s’est érigé un mur de silence qui a empêché l’Histoire de s’écrire. Enfermé sous une chape de plomb, enveloppé dans un silence de plomb, le Maroc était à la fois aveugle, sourd et muet. Impossible à l’époque d’écrire quoi que ce soit sur le temps présent ou le passé proche. Ce mur de silence ne sera brisé qu’avec le livre Gilles Perrault, Notre ami le roi. L’étau se desserre alors progressivement, la parole se libère en même temps que Hassan II donne des gages d’ouverture. Des journalistes marocains ne tardent pas à reprendre le flambeau. Khalid Jamaï se fend d’une lettre ouverte à Driss Basri dans les colonnes de L’Opinion. La démarche semble alors courageuse. A la fin de la décennie 90, la machine est déjà lancée, la liberté de parole retrouvée donne lieu à de vraies enquêtes journalistiques briseuses de tabous. Le Journal Hebdomadaire, puis TelQuel s’illustrent par des dossiers consacrés à la réécriture de l’Histoire, loin des sentiers officiels. Des historiens, longtemps cantonnés dans le conformisme forcé des années de plomb, s’enhardissent et retrouvent le goût d’une histoire militante. C’est bientôt au tour de la monarchie elle-même d’initier, à moindre frais, un vaste mouvement d’introspection sous l’égide de l’Instance équité et réconciliation (IER). Le flot d’ouvrages à valeur historique ne tarit pas : souvenirs de militaires, littérature carcérale, témoignages de personnalités, analyses de journalistes étrangers…
On l’aura compris, l’Histoire, quand elle a été occultée, et quand elle recèle autant de blessures secrètes, intéresse forcément. La responsabilité de ceux qui en sont les dépositaires, à savoir les historiens et les journalistes, est alors celle de manipuler une matière sensible, parfois douloureuse, qui peut leur valoir les rancœurs les plus féroces. Car l’Histoire n’a jamais été loin ou lointaine. A travers l’identité que chacun d’entre nous se reconnaît, forgée par une Histoire perçue, elle est au contraire au cœur de notre intimité et devient un enjeu de contrôle. Cette Histoire, progressivement libérée, devient ainsi un objet de pouvoir convoité. Plus encore que la manipulation, le risque est alors qu’elle serve des agendas occultes ou des intérêts inconnus.
Sans doute la profusion est-elle un moindre mal et vaut-il mieux croire au pluralisme qui, seul, fait tomber les dogmes, surtout ne pas cantonner l’historien dans le passé et le journaliste dans le présent. Peut-être même la différence entre historiens et journalistes réside-t-elle moins dans leur objet d’étude que dans leurs destinataires : les historiens ne s’adresseraient-ils pas à la postérité pendant que les journalistes interpellent les citoyens d’aujourd’hui ?
Quelle est la différence, selon vous, entre les écrits historiques émanant d’historiens et ceux des journalistes ?
Jamaâ Baida : L’écriture historienne est censée être fouillée, fort documentée et ne pas être partisane. Ceci dit, tous les historiens n’observent pas forcément cette rigueur. Quant aux écrits des journalistes, ils sont généralement caractérisés par une coloration partisane, voire polémique, et une approche schématique due, la plupart du temps, non à l’incompétence des auteurs mais plutôt aux conditions dans lesquelles travaillent les journalistes, à savoir une course contre la montre pour « boucler ». On a dit quelquefois que le journaliste serait l’historien de l’instant, tandis que l’historien serait le journaliste du passé ! Bien entendu, en ce qui concerne le journalisme, nous ne devons pas mettre sur le même pied d’égalité le travail effectué au sein d’un quotidien avec la rédaction d’un hebdo ou d’un mensuel. Chaque périodicité impose un rythme. L’historien, lui, a tout son temps pour effectuer ses investigations, compulser des archives avant de rédiger tranquillement et publier lorsque le « fruit » lui semble mûr. Il a même, contrairement au journaliste, l’avantage de connaître la suite des événements qu’il étudie !
Ignace Dalle : Généralement, les historiens sont par définition plus rigoureux, ne travaillent pas dans la précipitation comme certains journalistes. Leurs sources sont souvent plus nombreuses, pour ne pas dire plus sérieuses, que celles des journalistes. Ils prennent donc moins de liberté avec la réalité. Le revers de la médaille, c’est que leurs travaux sont parfois arides. La frontière est cependant floue : des historiens comme Pierre Chaunu, Philippe Erlanger ont « vulgarisé » leurs travaux épargnant au lecteur des détails fastidieux, tandis que des journalistes, comme Jean Lacouture avec son Mauriac, ont publié des biographies auxquelles les historiens auraient peu de critiques à apporter.
Les sources des journalistes sont-elles les mêmes que celles des historiens ?
J.B. : Les journalistes et les historiens ont un point commun, c’est la recherche de l’information, la documentation, des archives et des témoignages. Pendant très longtemps, les sources ont été plus abondantes pour l’historien que pour le journaliste. Les choses sont en train de changer avec la révolution de l’internet. Mais, c’est surtout la façon d’exploiter ces sources qui diffère. L’historien y recherche des informations pour reconstruire le passé lointain ou le passé récent. Ce n’est pas, en général, le cas du journaliste qui y recherche, hâtivement, un « scoop ». C’est vrai que le journaliste a quelquefois recours aux ouvrages d’histoire, tout comme l’historien utilise la presse comme une de ses sources. Mais un article de presse est souvent le fruit d’un ouvrage ou deux lus en diagonale ou de quelques conversations ou coups de fil passés à droite et à gauche, tandis qu’un article académique est le fruit de dizaines d’ouvrages et de centaines d’archives passées au peigne fin. Ce n’est pas sous-estimer le travail journalistique, il est de la plus haute importance dans une société démocratique, mais il ne faut pas confondre les genres ; « chacun son métier, les vaches seront bien gardées », dit le proverbe. Ceci dit, il n’est pas exclu de trouver de talentueux journalistes qui feraient d’excellents historiens et de bons historiens qui feraient des journalistes de qualité.
I.D. : Il y a naturellement des sources communes. Mais, comme on l’a vu, tout dépend de l’objectif poursuivi par le journaliste, qui, de temps à autre, assez rarement, peut se transformer en historien et tendre dès lors à travailler sur autant de sources que l’historien.
Les journalistes pècheraient-ils par excès de sensationnalisme et les historiens par excès de conformisme ?
J.B. : Oui, dans une certaine mesure ! Il n’est pas faux de dire que le journaliste recherche l’information qui fait « l’événement », le « scoop », le sensationnalisme, l’inédit, parfois même « le sang à la une ». S’il ne le fait pas, c’est son patron, sa boîte qui l’y pousse… car il y a un produit à vendre, un lectorat à gagner, la concurrence étant rude ! Le journaliste est souvent dans la mêlée, dans la passion. Quant à l’historien, c’est vrai qu’il préfère souvent le confort douillet du conformisme, ne pas trop faire de vagues. Son intérêt est rarement suscité par des thèmes qui font l’événement. Généralement, du moins dans nos pays, il ne vit pas du revenu de ses livres ; il est souvent enseignant-chercheur, la vente de son produit n’est pas primordiale pour son quotidien.
Comment expliquez-vous que très peu de journalistes marocains se soient penchés sur l’histoire de leur pays, alors qu’au contraire les écrits de journalistes étrangers abondent ?
I.D. : Je ne suis pas vraiment d’accord. A la fin du règne de Hassan II puis sous le règne actuel, nombre de périodiques marocains, arabophones ou francophones, se sont penchés sur l’histoire du Maroc, levant au passage nombre de tabous. Toutefois, il est vrai que ce travail n’est pas facilité aussi bien par les autorités toujours promptes à sanctionner ce qu’elles considèrent comme des écarts inacceptables ou des atteintes aux causes sacrées (monarchie, islam, Sahara etc.) que par une partie de la société civile qui manque de culture démocratique. Les débats d’idées tournent trop souvent en injures ou sordides règlements de compte.
Je voulais parler des ouvrages écrits par des journalistes marocains et consacrés à l’histoire du royaume. Il me semble que si les témoignages d’anciens responsables de premier plan se sont multipliés (Abdelhadi Boutaleb, Abdellatif Filali notamment), les journalistes marocains, eux, ont peu produit de livres, contrairement à leurs confrères français, pour qui le Maroc est peut-être même un filon. Qu’en pensez-vous ?
I.D. : S’il y a peu de journalistes qui écrivent des livres sur l’histoire récente du Maroc, c’est peut-être parce que le journalisme d’investigation est relativement nouveau au Maroc, remontant au milieu des années quatre vingt dix. Auparavant, le journalisme politique était partisan, les journalistes étant des militants politiques. Parallèlement, pour effectuer une bonne enquête, il faut pouvoir travailler dans un climat propice où règne la confiance et sans craindre d’évoquer des sujets sensibles ou prétendument sensibles. Or, compte tenu des problèmes rencontrés par une bonne partie de la presse indépendante ces derniers temps, on peut comprendre les réticences des journalistes à s’attaquer à des sujets concernant l’histoire récente du royaume. Mais les choses changent et des livres sortiront certainement dans les prochaines années.
L’historien doit-il être tenu par un certain devoir de réserve ?
J.B. : Le « devoir de réserve » est une notion aux contours très vagues. Les Etats ont parfois tendance à l’évoquer pour museler les fonctionnaires. Il se peut cependant que certaines situations l’exigent. Mais l’historien, qui est avant tout un citoyen, a le droit de s’exprimer selon sa conscience et en fonction de son environnement politique et culturel. Il peut apprécier lui-même le moment où il doit observer ledit « droit de réserve » et le moment où il doit, au contraire, sortir de sa réserve et assumer son devoir d’historien-citoyen. Dans ce cas, il devient « militant » d’une cause et son rôle n’est plus tout à fait loin de celui du journaliste !
Avez-vous déjà, l’un et l’autre, été confrontés à une forme de censure dans vos écrits sur le Maroc ?
I.D. : Les Trois Rois a pu rentrer sans problème au Maroc mais n’a pas été autorisé à la vente. Je n’ai jamais eu le moindre début d’explication. Je ne vois rien d’autre à signaler du côté des autorités.
J.B. : Il y a quelques années, à l’occasion d’un colloque à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, j’ai présenté une contribution sur l’image du cheikh Malaïnine (décédé en 1910) dans le journal Essaada d’obédience française. Mon but était de démontrer comment un organe de propagande coloniale pouvait essayer de ternir l’image d’un résistant marocain qui faisait l’unanimité populaire. Lorsque j’ai voulu illustrer mon propos par quelques citations dudit journal, une personne a jailli de l’assistance pour m’insulter, me traiter de traître et appeler carrément à me lyncher… La séance a fini dans un brouhaha total ! Dans les jours qui suivirent, cet intrus a remué ciel et terre pour me nuire, alléguant que j’avais blasphémé contre un moujahid sahraoui. Heureusement, des témoins étaient là pour attester que, contrairement à l’accusation portée contre moi, je n’avais fait que mon travail d’historien en toute objectivité académique. Cependant, vu le contexte de la question du Sahara, et sur le conseil amical de plusieurs collègues, je n’ai pas insisté, lors de la publication, pour que mon papier figure dans les actes du colloque.
Vous êtes-vous parfois autocensurés ?
I.D. : Non. Il y a eu parfois des informations que je n’ai pas données parce que les sources ne me paraissaient pas suffisamment fiables. Mais ce n’est pas spécifique au Maroc.
J.B. : L’autocensure commence dès le choix d’un sujet à traiter. Le choix n’est jamais fortuit. Quand je me dis qu’il n’est pas opportun de traiter de tel sujet aujourd’hui, pour une raison politique ou religieuse, je m’autocensure. Et lorsque j’ai devant moi un public de non professionnels, je suis également amené à faire de l’autocensure sur des sujets délicats. L’incident évoqué plus haut ne laisse pas indifférent.
Quel regard portez-vous sur le règne actuel, en particulier sur l’effort de reconstruction de l’histoire récente, notamment celle des années de plomb (IER) ?
J.B. : Sous le règne actuel, l’historien tout autant d’ailleurs que le journaliste bénéficient d’une large liberté d’expression, d’où une évolution remarquable par rapport aux années de plomb. Le travail de l’IER a été salutaire dans cette mutation. Quand je donne mon cours à l’université, je ne me dis plus que les « murs ont des oreilles » et la discussion est tout à fait libre avec mes étudiants. L’ouverture d’un master d’Histoire du temps présent à la faculté des Lettres de Rabat, initiative d’ailleurs appuyée par le CCDH, est révélatrice de cette évolution. Parler de Tazmamart ou de Derb Moulay Chérif n’a plus rien de tabou. Toutes les pages de l’histoire du Maroc méritent d’être lues et étudiées avec sérénité et sans passion, le Maroc n’en sera que plus grand.
I.D. : Beaucoup de choses ont été apparemment faites depuis dix ans au niveau des infrastructures: autoroutes, ports, électrification et adduction d’eau dans les campagnes, développement dans le secteur touristique etc. Le roi multiplie également les inaugurations. Mais, tout cela manque de visibilité. Le Maroc a-t-il une stratégie de développement ou multiplie-t-il les opérations ponctuelles? Comment ne pas être frappé par le développement des diplômés chômeurs, par la persistance de la misère et de l’illettrisme dans le monde rural, par les inégalités sociales? Les révélations de Wikileaks sur la « gloutonnerie indécente » de l’entourage du roi dans le secteur immobilier ont donné une mauvaise image du Maroc. La classe politique n’a jamais été aussi déconsidérée et en prétendant incarner l’opposition après 18 mois d’existence, le PAM, dirigé pourtant par un ami du roi, n’a rien fait pour améliorer la situation! Les attaques dont a été l’objet la presse indépendante, l’affaire Terhzaz, les ennuis du magistrat Hassoun, les tracas de Transparency Maroc empêchée de remettre son prix à deux hommes connus pour leur courage et leur intégrité, la réforme constitutionnelle qui demeure un voeu pieux, tout cela tranche sur les espoirs nés au lendemain de l’intronisation de Mohammed VI.
La fonction d’historiographe du royaume vous semble-t-elle répondre à un vrai besoin, ou est-elle au contraire un frein à la construction d’une histoire objective ?
I.D. : Dans une monarchie absolue ou autoritaire, un historiographe a toute sa place. Une histoire objective ne peut en effet se concevoir que dans un cadre démocratique, avec une véritable monarchie constitutionnelle.
J.B. : Jadis, l’historiographe du royaume avait pour mission d’écrire l’histoire officielle du pays telle que la concevait le pouvoir en place. Il accompagnait les harkas (expéditions militaires) et consignait les faits et gestes de son souverain, les audiences accordées aux ambassades étrangères et les démêlés du pouvoir central avec les tribus. Il avait l’avantage d’avoir accès aux archives officielles dont les autres lettrés du pays pouvaient ignorer même l’existence.
Dans plusieurs pays qui ont connu des historiographes, cette fonction est tombée en désuétude avec l’avènement de la presse. La presse officielle a alors accompli – et accomplit toujours – cette besogne. Au Maroc, où la fonction de l’historiographe a survécu malgré l’entrée en scène de la presse officielle, il y a donc double emploi et anachronisme. Ceci dit, cette situation ne constitue nullement un frein à la construction d’une histoire objective puisque ce n’est même pas la vocation de l’historiographe, qui n’a pas cette prétention. Le travail de l’historiographe est plus un travail de mémoire que d’histoire. L’histoire s’écrit ailleurs, l’historiographe peut lui procurer le matériau documentaire et peut même constituer un objet de la recherche historique.
Par la rédaction