Dans un livre – témoignage écrit à quatre mains, Mbarek Bouderqa et Chawki Benyoub nous racontent les coulisses de la défunte IER (Instance équité et réconciliation). C’est le premier témoignage émanant d’une instance dont la mission a consisté à récolter les témoignages des victimes des années de plomb. Exercice intéressant : témoigner à son tour, après avoir recueilli le témoignage de tant d’autres …
Il y a comme une métaphore en l’air. Sur les années de plomb, sur la mémoire et plus généralement sur l’histoire récente de ce pays.
En parlant de métaphore, il y en a une qui préfigurait un film marocain dédié aux années de plomb et qu’il est toujours intéressant de rappeler ici. Le film s’appelle «Mémoire en détention» (Jilali Ferhati, 2004) et il raconte l’histoire d’un ancien détenu politique…frappé d’amnésie. Tout est dit. C’est cette amnésie-là que les Marocains ont été et sont toujours invités à combattre pour se réapproprier leur mémoire en détention.
Cela nous conduit droit au but : le tandem Bouderqa – Benyoub a-t-il tout dit ? Les deux sages de l’IER ont-ils fait, plutôt, comme les nombreux témoins qu’ils ont entendus, disant certaines choses et taisant d’autres, jonglant entre le «On» et le «Off», le champ et le hors-champ, hors-cadre ?
Je laisse les lecteurs avertis répondre à ces deux questions et j’ouvre une nouvelle parenthèse. Abdelouahed Radi, un des ténors de l’USFP, vient de publier à son tour un livre°. Un très bel objet qui pèse bien lourd : pour la somme des anecdotes qu’il enferme, et l’effort visiblement important pour retrouver les photos d’époque.
On peut dire ce qu’on veut de Radi. Par exemple qu’il était, ou aurait été, notamment avec Ahmed Lahlimi et quelques autres, parmi les principales passerelles et voies de communication entre le parti de la rose et le palais. Ça n’a l’air de rien dit comme cela, mais cette affirmation ressemblait, hier encore, à une accusation. Pas aujourd’hui, et fort heureusement, preuve de l’évolution des mentalités…
On dit aussi, non sans cynisme, que Radi est le recordman absolu des mandats parlementaires. Et qu’il est un socialiste riche dans un pays pauvre, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes.
Que n’a-t-on dit, donc, de Si Abdelouahed, l’un des rares politiques à avoir gardé, en toutes circonstances, un sens de l’humour suffisamment rare pour être souligné. Parce que, oui, les hommes politiques manquent d’humour et d’auti-dérision…
à ma connaissance, Radi est l’un des très rares, après Mahjoubi Aherdane et Abdeslam Jebli il y a quelques années, à sacrifier pour de bon à l’exercice périlleux de la mémoire. Il faut le saluer. Bien sûr, d’autres leaders politiques de ce pays s’étaient déjà pliés à l’exercice de l’écriture. Ils sont même assez nombreux. Ils ont beaucoup écrit et laissé derrière eux une tonne de littérature…que presque personne n’a jamais lue. Pourquoi? Parce qu’ils ne sont jamais descendus de leur piédestal, de leur nuage. Ils n’ont jamais mouillé la chemise, comme on dit. Ils se sont contentés de décliner leur vision (généralement théorique et consensuelle) du monde mais sans rien dévoiler de leur jardin secret. Leurs livres ne reposaient pas sur une démarche d’auteur, personnelle et humaine. Ils ont fait dans la démagogie, parfois dans la pédagogie, reprenant à leur compte cette vieille et dangereuse idée selon laquelle les « autres », c’est-à-dire nous, ne sont que des enfants à éduquer, rien d’autre.
En un mot : ils ne nous ont rien dit d’eux. Et c’est mille fois dommage, parce qu’ils auraient du. Aujourd’hui qu’ils ne sont plus là, il ne reste (presque) plus rien d’eux, à part le souvenir et quelques anecdotes qui circulent très peu, dans le strict cercle des proches et des amis. C’est un mal marocain. Nos personnages publics restent en permanence des « personnages » tout court et ne deviennent jamais des hommes. Ils ne racontent pas grand-chose et ne disent rien d’eux. Quand ils le font, c’est avec beaucoup d’emphase. Ils nous sont restés hermétiques et pour ainsi dire inconnus.
C’est pour cela qu’il faut saluer le courage de Radi, et même d’Aherdane avant lui. Il faut espérer que d’autres figures politiques daignent prendre la plume et se raconter. Leurs rêves, leurs douleurs, et toutes ces petites choses « insignifiantes » de la vie : voilà exactement ce qui a façonné leur personnalité…et qui nous est souvent resté totalement étranger.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction