Ghassan Tuéni, ce panarabe invétéré, avait un mot dur pour les déconvenues arabes : « Un siècle pour rien», titre d’un livre entretiens avec Jean Lacouture et Gérard Khoury. Il aurait usé, peut-être, au terme de six ans d’un bilan totalement négatif de ce qui était « le printemps arabe », de l’expression « un soulèvement pour rien ». Mais le monde arabe était mal parti il y a de cela un siècle, dans ce qui était appelé la révolte arabe sous la bannière du prince Faysal (hachémite) en 1916. De grands espoirs, doublés d’élans enthousiastes, suivis d’une grande déconvenue. Faysal, qui comptait la meilleure élite de l’époque, pensait être le maître de ses destinées pour s’apercevoir qu’ils n’étaient, ses hommes et lui, que de simples marionnettes aux mains de ce qu’on appelait «the British moment», ou l’ordre britannique.
Et les récents soulèvements des masses, qui ont projeté plus d’un dans la griserie et l’illusion de l’espoir, finissent par une grande aigreur plus amère que la première. Le Jordanien Marwan Maacher explique la déconvenue par un contraste. Le premier soulèvement était l’œuvre des élites sans les masses, le deuxième celui des masses sans les élites. Il y a du vrai, parce que les élites s’étaient rangées, ou étaient rongées, par le rouleau compresseur de la spécialisation, de l’expertise et du cynisme ambiant.
Ce grand chambardement qui, sauf miracle, n’augure rien de bon. Oui, c’était sans vision si ce n’est le cri de la colère. Mais la colère n’a jamais été bonne conseillère. D’aucuns, comme Mohammed Sassi, appellent les intellectuels à s’engager résolument. Louable appel, pertinent constat, mais l’engagement ne doit-il pas être réfléchi dans une phase trouble ? Celui qui ne voit pas clair, dit le proverbe marocain, doit se mettre à terre. En attendant de voir plus clair.
Laissons peut-être ce que Samir Kassir, autre grande figure du panarabisme, mort assassiné, qui avait systématisé le malheur arabe dans ce qu’il appelait la malédiction de la géographie ou le jeu du sablier, quand il se remplit dans une poche, se désemplit de l’autre. Chrétienté – (Occident) dirions-nous de nos jours- et monde musulman avaient entretenu sur quatorze siècles des rapports ambigus, suspicieux et souvent hostiles.
L’Occident s’est mis au costume d’été avec le vent chaud de la révolution industrielle et a laissé tomber mitre et soutane. Le corps et le cœur sont restés les mêmes et remplis de cette suspicion millénaire.
Il y avait, de part et d’autre, quelques « illuminés » qui avaient cru en une Andalousie renouvelée. Une symbiose entre Occident et Orient, pour, après coup, se rendre à l’évidence : « La récurrence des rendez vous ratés », selon l’expression de Hocine Aït Ahmed. Que restera-t-il avant l’été qui s’annonce chaud ? Plancher sur les fondamentaux. Terme que je puise de la littérature des officines de Bretton Woods, mais avec un autre contenu.
Première recette : enterrer la hache de guerre, en interne comme entre Etats. Un Westphalie arabe où la coexistence supplante la guerre civile, les règles de bienséance celles de l’acrimonie, et le règlement des différends par les moyens pacifiques au lieu des conflits ouverts. Persister dans l’état actuel des choses est simplement suicidaire. Un pays n’appartient pas à une caste, à une frange qui ne peut aucunement s’arroger le droit d’en être le mandataire et exclure les autres. En bref, un contrat social.
Deuxième recette : réfléchir sur les deux grandes problématiques de l’économie. D’abord, le rapport entre travail et capital, et ensuite la création de richesses et les mécanismes de distribution, et non puiser dans de petites recettes d’épicier qui font le bonheur de quelques privilégiés, quelques branchés et quelques intermédiaires, y compris au sein de la cohorte des experts, les sénéchaux des temps modernes. Le monde arabe n’a pas donné une seule grande figure dans le domaine. J’attends d’être démenti.
Troisième recette : l’éducation. Or l’éducation, nous le savons depuis Platon, est une transformation. Elle repose sur l’effort et la discipline. Et dans le monde arabe, il y a confusion des genres, et on incline dans l’exercice d’instruction à se pencher vers le bas et non à relever les masses vers le haut.
Il est vrai que l’argent, pour ceux qui en ont, et la force, pour ceux qui en disposent, grisent et épargnent de l’effort de réfléchir. Or, la vraie richesse est celle des idées. La Finlande, avec cinq millions d’habitants, a au moins une fabrique mondiale, Nokia. En connaissez-vous une, cotée mondialement, dans le monde arabe, à part Daech et de grandes fortunes parmi les dix plus riches du monde, listés par Forbes. Richesse des riches et misère des peuples équivalent à la pauvreté des nations. Adams Smith à l’envers. Une autre recette pour un autre « printemps arabe ».
Autre malheur, l’imbrication entre causes et symptômes, ce qui rend le diagnostic compliqué, la posologie sans effet et incline pour les approches velléitaires qui durent ce que durent les roses: l’espace d’une « réforme ».
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane