Il fut un temps où la question palestinienne était pour les Marocains une question nationale. Elle occupait et préoccupait les esprits engagés, autant que la réforme agraire, l’enseignement ou le Sahara. Le représentant de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) trônait dans tous les congrès, partisans ou syndicaux. Le drapeau de la Palestine était toujours dressé majestueusement aux côtés de notre drapeau national. Au sein des cercles de militants, des répartitions semblables à celles des formations palestiniennes se dessinaient dans le paysage marocain. Les pro-Fatah affrontaient les pro-FPLP et FDLP (mon camp de l’époque). Tout engagement, politique ou civique, ne pouvait gagner en mérite s’il ne l’était également pour la Palestine. Même le roi Hassan II était amené à s’engager auprès de l’OLP à partir de 1974. C’est d’ailleurs lors du Sommet arabe de Rabat (octobre 1974) que le roi du Maroc persuada le roi Hussein de Jordanie de la justesse de déclarer unanimement que « l’OLP est le seul représentant du peuple palestinien ». Même le grand Jamal Abdel Nasser d’Égypte n’y est pas arrivé. La rue marocaine s’enflammait pour la Palestine. Les manifestations de soutien étaient des mobilisations massives jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. Depuis, l’intensité faiblissait et le soutien s’effritait. Que s’est-il passé ?
L’engagement pour le panarabisme n’avait plus pignon sur rue. Les rêves pour l’unité arabe et ses corollaires, comme le développement, le progrès et la résurrection du passé glorieux de la civilisation arabo-islamique se sont transformés en frustrations multiples. Ainsi, à l’enthousiasme de l’engagement pour la chose publique, se sont substitué le scepticisme et la méfiance vis-à-vis de la politique et des grands discours. Des replis identitaires se sont opérés, et les despotes locaux ont, chacun à sa manière, aiguisé des nationalismes chauvins avec leurs lots de conflits de frontières et de guerres fratricides. La Palestine perdait sa centralité dans l’imaginaire collectif et devenait une question locale, politiquement surtout, après la banqueroute de Saddam Hussein. La déstructuration profonde des représentations du monde, véhiculées par le marxisme et le nationalisme arabe, après la chute du mur de Berlin, ouvrit la voie à une errance à la fois collective et individuelle. Les restructurations et autres refondations ne peuvent se faire que suite à un long travail de déconstructions des visions et la mise en place de mécanismes de convergences. L’ébranlement des édifices despotiques par le « printemps arabe » n’était pas accompagné par une remise en cause sérieuse des fondamentaux des mentalités conservatrices. La citoyenneté, dans son acception universelle, n’est qu’un vœu qui meuble les discours. La pluralité politique, sociale et culturelle attend toujours d’être réalisée. Dans la gestion des conflits de toute sorte et en dépit de l’exhibition du vocable «bonne gouvernance », l’émotionnel l’emporte largement sur le rationnel …
L’intelligentsia palestinienne nous surprend aujourd’hui en engageant une dynamique de convergence entre le Fatah et le Hamas, après des années de déchirements et de diabolisation mutuels. La recherche d’une représentation commune de la question palestinienne, la mise sur pied de procédures concertées instituant les bases d’une légitimité populaire et démocratique augurent la possibilité d’une production du commun. Au moment où Syriens et Libyens s’entretuent, où l’armée égyptienne fait table rase des espoirs du 25 janvier 2011, et où l’armée algérienne perpétue une momie à la présidence, la quête palestinienne d’une « entente cordiale » apparaît comme une « hérésie » dans la conjoncture arabe actuelle.
Les Palestiniens étaient déjà dans ce rôle d’éclaireurs depuis la débâcle des armées arabes en 1976. Ils incarnaient alors le sursaut d’une dignité bafouée. À la fin des années 1980, l’Intifada des enfants palestiniens transcendait l’impasse de la lutte armée, ouvrant la voie aux infinies possibilités de la lutte civile. Aujourd’hui, après que le « printemps arabe » soit devenu un mirage, les frères ennemis en terre de Palestine tentent ce qui ressemblerait à une « refonte historique » du projet palestinien. Ils n’en sont qu’aux premiers pas, ceux de l’acceptation théorique d’un bon compromis. Souhaitons-leur que la mise en œuvre aille plus loin que l’implantation des premiers jalons. C’est vrai qu’ils rament à contre-courant, mais, avec les Tunisiens, ils portent tous nos espoirs !
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane