L’écrivain génial, voleur à ses heures perdues, et qui a éminemment contribué à la renommée du Tanger interlope, reste boudé par les Marocains.
L’anniversaire du centenaire de la naissance de Jean Genet, le 19 décembre 2010, est passé inaperçu au Maroc. Seul Tahar Ben Jelloun, qui fut l’ami de l’écrivain, lui a rendu un hommage plus que mérité. Il s’y laisse lire à la fois l’attachement à ce visionnaire et la fugacité de ses contradictions idéologiques dérangeantes. L’université marocaine n’a pas jugé bon de s’arrêter sur la vie d’un de ces « hommes infâmes » dont Michel Foucault a immortalisé le souvenir (Dits et Ecrits, Gallimard, 1994). Sans doute Genet, aussi talentueuse que soit son œuvre et aussi attachante que fut sa défense des déshérités, n’a pas réussi à nous débarrasser de nos propres résistances morales qui jugent et censurent. « Tout homme est tout homme et moi comme les autres », observe l’écrivain sans sacrifier à la croyance facile en une sorte d’identité universelle commune à tous les hommes.
Le calme qui agite
Pourtant, à l’heure où le monde arabe bouge, participe activement à la construction de sa nouvelle histoire des peuples, il serait judicieux de revenir sur l’homme qui bien avant les autres a si intelligemment conceptualisé le double crédo de l’identité et de la différence. Si les hommes se déclarent une patrie, cette patrie n’est pas une nation. Au mieux est-elle une nation blessée ou troublée. C’est pourquoi Genet substitue à la notion d’identité celle plus perméable d’affinité. Et même en ayant plus d’affinités, « les hommes ne sont pas dans un même œuf en chocolat » (Cathédrale de Chartres, vue cavalière, dans L’Humanité du 30 juin 1977). Alors peut-être la patrie naît de la blessure, et l’histoire constate avec émoi que c’est face au péril que se développe l’union nationale sacrée. Même dans ce moment, la nation reste à la fois permanente et transitoire, une blessure tantôt ouverte, tantôt fermée. Ce que nous enseignent les événements de Libye, c’est précisément cette double postulation vers l’édification d’une nation ouverte qui passe par la destruction d’une patrie fermée. Mais cet acte est difficile car il a vocation à étendre territorialement les marges et donc de nous imposer un effort, une violence à nous-mêmes. Cette violence calme et sereine que Genet, à l’ouverture du Journal d’un voleur, fixe sur du marbre dans cette phrase de génie : «Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls… Cette violence est un calme qui vous agite» (Journal du voleur, Gallimard, 1949).
Redécouvrir Jean Genet
Qu’on ne s’y méprenne pas. Genet ne peut être réduit à la célébration de personnages ambivalents au sein de mondes interlopes et pervers. Au-delà d’une conscience extrême de la séduction du mal, ou peut-être même grâce à cette séduction, l’écrivain, plus installé dans la révolte que dans la révolution, se méfie des certitudes comme de la peste. L’œuvre de Genet nous apprend à nous défier de nous-mêmes et de notre orthodoxie érigée en vérité. Elle enseigne le recours à la vigilance tout en se méfiant de la doctrine qui supplante souvent la pensée. La révolution consacre une violence dont les propres adeptes ont été parfois les victimes. L’entente entre les hommes se fait sur la base d’un accord provisoire, changeant et mobile. Ce que la politique a du mal à mettre en application a bien souvent été déjà pensé par des écrivains. Il faut aujourd’hui relire Jean Genet.