L’été 2015 a été traversé de nombreuses crises et polémiques liées à des affaires de mœurs. Crise des valeurs ? Crise de foi ? «Zamane» fait le tour de la question avec le chercheur Rachid Benzine, islamologue et disciple du regretté Mohamed Arkoun, auteur entre autres des «Nouveaux penseurs de l’Islam» (Albin Michel, 2004).
Le Maroc vit au rythme des affaires de mœurs, dont deux ont défrayé la chronique : le procès de la jupe à Inezgane et la polémique autour de Much Loved, le film de Nabil Ayouch. En étant au cœur de ces affaires, la religion est-elle réellement à sa place ?
La religion n’est pas au cœur de ces affaires, il me semble : ce sont les débats qui se sont noués autour de ces deux affaires qui ont convoqué la religion dans son aspect moral pour alimenter les arguments des uns ou des autres. Dans les deux cas en effet, on a voulu placer la décence au cœur de la discussion : qu’est-il décent ou non de montrer, dans l’art comme dans la vie réelle ? C’est cela la question qui a été posée. Certains ont alors usé de la religion dans son aspect normatif, comme source de morale régulatrice de la société, pour justifier les interdits, tandis que d’autres ont invoqué les libertés individuelles pour défendre les personnes attaquées. Au final, au bout de tout ce cheminement, on parvient à une dichotomie très souvent posée et toujours irrésolue : la compatibilité entre religion et libertés. Quand je dis qu’elle est irrésolue, je parle surtout d’un point de vue social. Car d’un point de vue intellectuel, on a des pistes pour sortir de ces blocages, mais elles restent peu empruntées par la masse. La question de savoir, qui de la religion ou des libertés universelles « profanes » doit régir l’humain, doit absolument être dépassée : ces affaires viennent nous rappeler que c’est loin d’être le cas.
En simplifiant au possible, faudrait-il, dans le meilleur des mondes, mettre à niveau la religion ou la société ?
Il faut mettre à niveau l’homme et l’humain ! C’est de là que tout commence. Sans une transformation des cadres de connaissances, des cadres cognitifs, qui permettent aux hommes et aux femmes de s’emparer d’un patrimoine complexe et sacré, ou complexe parce que sacré, on ne pourra rien faire avancer. Car la religion n’existe pas sans les hommes ! Ce sont eux qui reçoivent un message et sont chargés de l’interpréter, puis de donner vie et d’incarner ces interprétations. Ils doivent donc disposer des outils de connaissance appropriés pour faire ce travail. Pour cela, il faut réhabiliter la connaissance critique de la religion, redonner leur place à l’histoire, à l’anthropologie, à la linguistique, dans la connaissance religieuse. Il faut aussi responsabiliser la société qui, par ses actes, ses réflexions, ses décisions, ses soubresauts, définit et invente de nouvelles normes qui sont en phase avec elle : une société ne peut rester passive, imperméable, face à ses mouvements internes.
Propos recueillis par Karim Boukhari
La suite de l’article est dans Zamane N°57-58