Un historique vous manque et le champ politique est désespérément dépeuplé. C’est ce raccourci aux allures de boutade qui caractérise la situation politique actuelle. Et sous laquelle Abderahmane Youssoufi est décédé le 29 mai 2020, à Casablanca, à l’âge de 96 ans. Un homme politique d’envergure aura ainsi traversé le siècle. Il aura laissé une marque sur la manière de faire la politique, entre ambition personnelle et intérêt collectif. Surtout lorsqu’il ne se laisse pas souscrire à tout ce qu’on lui soumet comme vérité absolue. Abderahmane Youssoufi est dans cette catégorie d’hommes, de plus en plus rare, qui dit vrai sur ce qui l’entoure. Une qualité première qui ne lui vaudra pas que des amitiés à toute épreuve, des deux côtés de la barrière coloniale.
Les ralliés de la dernière heure du combat anticolonial, Ssi Abderahmane en connaît quelques uns ; c’est même par ce biais qu’il est entré en politique. Ce natif de Tanger, un 8 mars 1924, a ouvert les yeux à un moment où le Nord du Maroc est en pleine ébullition. Dans cette guerre du Rif, sans répit, Tanger tient une place. On veut l’enfoncer dans son statut de ville internationale pour la couper de la continuité territoriale nationale. Ssi Abderahmane ne le supporte pas. Dès l’âge de 19 ans, il adhère au parti de l’Istiqlal. Youssoufi n’a jamais estimé qu’il y aurait une quelconque opposition entre les études et l’action politique. Il gravite soigneusement les marches de ces deux registres. C’était le temps où le certificat d’études primaires avait de la consistance et de la valeur. Il passe également par le fameux collège Moulay Youssef de Rabat qui avait la réputation d’être une pépinière efficace pour la formation des futurs dirigeants du mouvement de libération nationale. À titre d’exemple, c’est dans cet établissement qu’il rencontre Mehdi Ben Barka de quatre ans son aîné. Les deux hommes se lient d’amitié, de conviction et de la nécessité d’action anti coloniale. Un engagement à vie qui ne cache ni son identité, ni ses intentions. Cette manière d’exister, son frère Abdessalam, enlevé par la police franquiste, le payera de sa vie. Après les années de miel, voici venues les années de plomb. Entre les tenants du pouvoir nouvellement acquis et la gauche socialiste, les choses se crispent. À l’intérieur même d’un gouvernement pourtant dirigé par Abdallah Ibrahim, un homme de gauche, les différents courants en place conduisent à l’éclatement d’un exécutif qui n’est pas fait pour durer. Youssoufi est évidemment du côté d’une opposition exigeante, certes, mais pas pour un radicalisme à tout va. C’est derrière cette dispersion, maladie infantile de la gauche, qu’éclatent les émeutes du 23 mars 1965. Sans se cacher derrière un positionnement esthétique, Youssoufi dénonce vertement la répression aveugle et justifie les revendications de la rue. Les feux ont été éteints, mais pas les causes qui les ont produits. Elles se reproduiront par intermittence dans les années 1970, 1980 et 1990 ; au rythme d’un règne évanescent. Par la magie d’élections régulières, la démocratie semblait s’installer. Une nouvelle fois, un Maroc nouveau était promis. Un nouveau tournant était en train de s’installer. Les rêveries les plus prometteuses étaient permises. Hassan II semblait mettre en marche toute une machinerie de réformes, sans trop de conviction ; contrairement à son successeur. Au milieu de tous ces remues ménages, un homme au titre de chef de gouvernement depuis mars 1998 jusqu’à octobre 2002, Abderahmane Youssoufi. Aux premières législatives, il sera majoritaire par la volonté et de ses électeurs et de la supervision de l’administration. Aux deuxièmes législatives, les scores étaient plus rapprochés. Youssoufi espérait tout de même être reconduit envers et contre l’Istiqlal qui criait également victoire. Toujours est-il que Youssoufi avait sur les bras une dynastie à renouveler, de la manière la moins hasardeuse possible. Il avait à ce sujet passé un pacte avec Hassan II. Ce même pacte qui a permis la mise en place de la toute première tentative de gouvernance par alternance. D’aucun aurait voulu que cette passation du pouvoir monarchique ne se déroule pas dans le calme et la sérénité, ce qui n’est pas rare dans l’histoire du Maroc.
La première réunion du conseil national de l’USFP, convoquée par Youssoufi, SG du parti, a été houleuse. Deux courants foncièrement irréductibles s’affrontaient ; les participationnistes et les anti-paticipationnistes . Les uns prônaient la participation à la gestion des affaires du pays à partir des postes de commandement ministériel ; un choix que les anti-participationnistes voulaient éviter à tout prix.
Fidèle à son image d’homme politique engagé qui n’abandonne pas en cours de route, Youssoufi aura tout de même été l’un des visiteurs les plus assidus des pénitenciers marocains, au même titre que ses amis politiques les plus proches, tels Fquih Basri. Les peines étaient régulièrement lourdes et les chefs d’accusation parfois ridicules, cela va de deux ans de prison avec sursis en 1963 à la peine de mort en 1969. Quoi qu’on dise, la justice dans sa dimension politique, n’a pas la mémoire courte, c’est juste si elle a, chaque fois, du retard à la détente.
Lorsque l’air du pays devient politiquement irrespirable, l’unique issue reste l’exil volontaire ou involontaire. Ssi Abderahmane a emprunté pendant des années le chemin de « l’exil » pour plaider sa propre cause ou celle des autres en tant qu’avocat juriste activiste dans les rangs des droits de l’homme.
Youssef Chmirou
Directeur de la publication