Lors de son dernier passage au Maroc, l’intellectuel suisse d’origine égyptienne a accepté de répondre aux questions de Zamane. Un débat fructueux… à décrypter entre les lignes.
Parlons tout d’abord de votre livre La réforme radicale. Le terme de « radical » est le reflet d’une logique binaire qui fait l’impasse sur la troisième voie qui a toujours existé en islam. L’assumez-vous ?
Il faut comprendre le titre de l’ouvrage et le terme « radical » par ce qu’il qualifie. Il s’agit de la notion de réforme. Ce que je questionne dans ce livre, c’est une radicale transformation de notre façon d’aborder les sciences en relation avec le monde. Si on revient à l’Histoire, on s’aperçoit que la révélation telle qu’inscrite dans l’Histoire est elle-même un appel à une transformation radicale. Aujourd’hui, je pense que nous avons besoin d’une révolution copernicienne dans notre façon de voir les choses. La radicalité ici n’a rien à voir avec le bien et le mal, il s’agit d’une conversion radicale de notre regard et de notre science islamique. Il nous faut par exemple savoir qui fait autorité dans le champ religieux. Je questionne radicalement l’autorité des ouléma, non pas en leur déniant toute autorité, mais en affirmant qu’ils ne sont pas la seule autorité.
Abdallah Laroui, dans De la raison, explique le retard pris par la civilisation arabe par le fait qu’elle est restée platonicienne, c’est-à-dire cantonnée dans le domaine des idées et de l’idéal, alors que la civilisation occidentale est devenue aristotélicienne, c’est-à-dire ancrée dans la nature et dans l’expérimentation. Partagez-vous cette analyse ?
D’abord, j’ai un avis radicalement opposé à celui de Laroui. Je pense que si l’Occident a redécouvert Aristote, c’est justement parce que les musulmans n’avaient aucun problème avec la pensée aristotélicienne et qu’ils l’avaient intégrée bien avant même la pensée platonicienne. Toute l’histoire des sciences expérimentales dans la civilisation musulmane est celle d’une compréhension de ce rapport à la nature. Je considère que la pensée musulmane n’a aucun problème avec ce qu’on appelle la nature. C’est cela qui a dérangé l’Occident et l’a engagé sur la voie aristotélicienne. Pourquoi les musulmans se sont-ils, à un moment donné, arrêtés dans leur évolution ? Ce n’est pas parce que nous sommes platoniciens et que nous avons une idée du transcendant, c’est parce que nous sommes dans un rapport de domination politique et sociale. Le monde musulman s’est retrouvé en face d’une civilisation occidentale qui a récupéré nos moyens en en changeant la finalité. Pour nous sortir de cette ornière, il faut non pas entrer en compétition en s’attachant aux moyens – parce que nous sommes déjà très loin du compte – mais questionner les finalités. Il faut revenir aux premiers questionnements qui ont donné l’énergie intellectuelle et scientifique de l’islam. C’est là que l’Occident est en perte de vitesse : il a les moyens mais a perdu la finalité. Concernant l’état actuel de la pensée musulmane, nous avons aujourd’hui un vrai problème de méthodologie. Toute méthodologie pose la question de l’autorité. Or nous n’avons pas de clergé, ni d’Eglise, mais nous avons créé des conseils religieux, des espaces de docteurs de la loi (ouléma) qui, aujourd’hui, accaparent la légitimité du discours islamique avec une hypertrophie de la question légale. Par définition, on hiérarchise les savoirs : il y a le savoir sacré et on s’efforce de le garder sacré en même temps qu’on désacralise les autres savoirs. Mais en quoi le fait de connaître le monde est moins sacré que celui de connaître le texte ? Au point qu’on a donné l’autorité de la fatwa à ceux qui ne s’occupent que du texte, alors que le monde, les hommes et les sciences changent. Aujourd’hui, nos méthodologies produisent une pensée musulmane assiégée, sur la défensive, absolument pas confiante ou déterminée.
Propos recueillis par Mostafa Bouaziz
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°19
Pourquoi republier un article qui date de 2012 ?!!
Il fallait en moins dire c’est ancien