L’histoire n’a jamais été un corps inerte, figé, qui a pris sa forme définitive à un moment donné. Il faut la voir comme un mouvement perpétuel, une évolution, un remodelage. Au bout du compte, quand on part d’un point
A à un point B, l’évolution devient transformation.
Quand on examine l’histoire des cités disparues depuis la séquence antique jusqu’aux prémices de l’ère moderne et, au-delà de la part du mythe et du fantasme qui est inévitable dans ce genre d’exercice, il est possible de comprendre la transformation de la cartographie marocaine au fil des siècles. Les aberrations ou les énigmes géographiques, les trous historiques et les phénomènes inexpliqués trouvent alors un début d’explication. Parce que tout s’explique, tout a un sens, rien n’arrive jamais par hasard. Il y a toujours un avant et un après.
Tout au long du Moyen Âge, et jusqu’à l’arrivée des missions d’exploration dans le XIXème siècle, les chroniqueurs ont régulièrement noté, avec étonnement, que les ponts – déjà rares – tombaient en ruines, que certaines plaines fertiles étaient désertées et que des récoltes entières étaient laissées à l’abandon. Pourquoi ?
Sans aller aussi loin dans le temps, on peut aujourd’hui même s’étonner de l’absence ou de la faible urbanisation dans la bandelette entre le Rif central / oriental et la façade méditerranéenne. On s’étonnera aussi de la faible densité démographique à l’embouchure des fleuves et tout au long des cours d’eau. Pour connaître le comment et le pourquoi de ces phénomènes plus inexpliqués qu’inexplicables, il faut plonger dans la longue histoire des cités disparues.
Au-delà du débat que l’on peut avoir sur le sens de la cité (vrai centre urbain ou simple assemblement d’habitats et fixation de tribus nomades ?), ces villes se comptent par dizaines et fonctionnaient pour certaines comme d’authentiques capitales (cas de Nekor, Basra, à un degré moindre Sijilmassa). Beaucoup étaient implantées dans le nord (le fameux triangle Tanger – Larache – Volubilis avec sa dynamique urbaine), le long des côtes atlantiques (de Tanger jusqu’à Essaouira), près des cours d’eau (Loukkos, Sebou, Oum Errabiâ), aux pieds des montagnes ou sur les grands axes et carrefours reliant les différentes routes commerciales, surtout dans le sud et le sud-est.
Ces cités n’ont pas disparu de la même manière, ni pour les mêmes raisons. Certaines se sont effacées en perdant de leur importance politique ou économique. D’autres ont disparu à cause d’une guerre, d’une razzia ou d’une invasion étrangère, d’une catastrophe naturelle, d’une épidémie. Quelques unes ont été littéralement remplacées, voire déplacées. Quelques unes ont été «punies» par un sultan mécontent. D’autres encore ont été détruites pour raisons stratégiques, pour empêcher l’avancée d’un ennemi étranger.
Toutes ces raisons sont passionnantes à explorer. Il y en a évidemment d’autres, liées à des périodes de troubles politiques et d’insécurité, comme les transitions difficiles entre les règnes ou les dynasties, les attaques de tribus nomades en temps de famine… Mais le fait est que beaucoup de ces cités ont d’abord été victimes de leur succès : leur richesse, leur emplacement stratégique (qui les a rendues exposées et fragiles), etc.
En dehors du couloir Fès – Taza – Oriental qui a été relativement préservé, les cycles de transformations et de mutations (entre dépeuplement / repeuplement et remplacement / déplacement) ont régulièrement bouleversé le «visage» de ce Maroc historique, recomposant sans cesse le rapport entre la ville et la campagne, le sédentarisme et le nomadisme, sans parler de la redistribution de la densité démographique, de la mosaïque ethnique, des forces politiques, etc.
L’affaiblissement plus ou moins continu du pouvoir central et le délitement des structures du corps social, qui se sont globalement étalés de la fin du Moyen Âge jusqu’au début du XXème siècle, nous offrent au final un beau parallèle avec le rétrécissement géographique du pays, qui s’est progressivement coupé de ses deux façades maritimes avec leurs cités fantômes, de ses cours d’eau privés de leurs villes satellites, de ses montagnes devenues bled siba, et de certaines plaines fertiles impossibles à défendre.
Ce parallèle n’est évidemment pas le fruit du hasard.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction