Doit-on déjà regretter Abdelilah Benkirane ? Les us et coutumes d’un délai minimal pour un tout premier bilan, agrémenté de quelques constats, ne le permettent pas. Saâd-Eddine El Othmani n’a pas encore totalement consommé les 100 jours conventionnels. Et pourtant, certains arrêts sur image, par rapport à des situations significatives, incitent à faire quelques comparaisons avec un passé proche ainsi que des projections sur un futur immédiat. Ce ne sont pas des conclusions hâtives et définitives, mais plutôt la confirmation de ce que l’on peut aisément en déduire.
L’une des situations les plus compliquées que Saâd-Eddine El Othmani a eu à affronter est celle qui prévaut depuis quelque temps à Al Hoceïma. Des revendications à caractère économique et social, somme toute légitimes, ont dégénéré pour dégager une forte odeur de menace insurrectionnelle susceptible de faire tache d’huile sur toute la région. L’image grossièrement actualisée, jaunie et mal digérée, d’un Rif rebelle face aux incursions étrangères, mais également réfractaire à des tutelles centrales maladroites et contre-productives. Après avoir laissé la situation pourrir pendant des mois, suite à l’horrible accident mortel d’un marchand de poissons, Mouhcine Fikri, on a vu accourir une procession de délégations interministérielles en provenance de Rabat, à chaque fois recomposées pour les besoins du message.
Les chantiers à l’arrêt depuis des années ont magiquement redémarré. Les services sociaux et les équipements, santé, enseignement et réseaux routiers, avec promesse d’emplois à la clé, se sont faits une nouvelle jeunesse. Des engagements comme s’il en pleuvait. Apparemment, cela n’a pas suffi à absorber la colère de groupes locaux décidés à en découdre avec des officiels d’où qu’ils viennent. Il ne s’agit pas de se cacher derrière son téléphone portable pour diaboliser les réseaux sociaux mobilisateurs. On n’arrête pas le progrès. La vérité est que le nord-est a longtemps été délaissé et la crise actuelle mal conduite depuis le début. Il est tout aussi vrai que le Chef du gouvernement a reçu cette crise en héritage. On aurait tout de même voulu voir El Othmani en première ligne dans les quartiers de la ville où il fait mal vivre. Même à distance.
Quant à insinuer qu’il aurait été dessaisi de ce dossier par on ne sait quelle autorité invisible, c’est un argument qui n’est pas en sa faveur. Un Abdelilah Benkirane aurait été, lui, rapidement sur le front. Il aurait payé de sa personne pour sauver la face à sa chefferie gouvernementale. Polémiste à l’envi, avec son air faussement débonnaire, le Benkirane qu’on connaît n’aurait pas hésité à échanger quelques propos à la fois bien sentis et rassurants avec les meneurs du Hirak. Et s’il devait être question du fameux « Etat profond », qui l’aurait déclassé, il se serait fait un plaisir de le dénoncer.
Il ne s’agit pas d’un manque de courage politique de Saâd-Eddine El Othmani. C’est tout simplement qu’il ne semble pas fait pour ce genre de confrontation, à chaud. Il est plutôt l’homme des dossiers et arrangements politiques sur tapis vert. Une autre question d’actualité, socialement dommageable, en silence pour le moment, est toujours sur la table. Comment El Othmani négociera-t-il le dernier épisode du démantèlement programmé de ce qui reste de la Caisse de compensation, le sucre, la farine et le gaz butane. Certes, la trêve du ramadan porte conseil, mais les lendemains du jeûne peuvent être difficiles. Sur ce registre, par contre, pas question d’ignorerAbdelilah Benkirane. N’est-ce pas lui qui a entamé le processus de liquidation progressive de la Caisse ?
L’un dans l’autre, avec Benkirane il y avait une vie politique où le principal figurant ne rechignait pas à assurer le spectacle. On pouvait en rire ou en pleurer, au choix. Ses réparties ont marqué les minutes du parlement ; particulièrement son jeu favori des questions-réponses. Avec El Othmani, droit dans ses babouches, cela ressemblerait à un exercice codifié où la réponse est entendue quelle que soit la pertinence non conformiste de la question. À l’hémicycle, c’est désormais le politiquement conventionnel qui prime. Une atmosphère convenue à mourir d’ennui pour les plus addicts à une présence assidue. D’autant que l’opposition, affaiblie par une défection involontaire de l’Istiqlal, est réduite au seul volontarisme du PAM qui n’y croit pas beaucoup.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION