En 1930, la structure du Protectorat est sévèrement ébranlée par le dahir dit berbère. Les autorités du Protectorat étaient conscientes des enjeux et avaient sollicité des personnes marocaines ou algériennes, acquises à l’ordre colonial, pour apporter leur lecture sur ce choc colonial. Nous avons un excellent témoignage de Mohammed Hajoui, repris par l’historien Abdellah Laroui. Dans une longue épitre, traduite par l’éminent historien, Hajoui rappelle que beaucoup de choses ont été réalisées par la France, sur le plan matériel (« les routes, les chemins de fer, la mise en valeur des terres agricoles (…) Mais les Marocains y prêtent peu d’attention car seule une infime minorité en profite de manière indirecte »). Et de conclure, si l’administration coloniale ne tire pas les conséquences de ce qu’il s’est passé, « les troubles prendront de l’ampleur. De plus en plus de Marocains répondront à l’appel des perturbateurs en attendant qu’une occasion propice se présente ».
En 2011, le monde arabe, y compris le Maroc, a été secoué par l’électrochoc du Printemps arabe. On pourra gloser sur la posologie, on ne peut ignorer les causes. C’était l’occasion, pour les décideurs au Maroc, de tirer les enseignements nécessaires sur les dérapages et les erreurs. Il y a eu prise de conscience de l’urgence des réformes, sur le plan économique comme politique, dans la précipitation certes, mais c’était, somme toute, un sursaut salutaire. Prenant la température du Printemps arabe, les décideurs se considéraient délités de leurs engagements et sont revenus aux vieilles méthodes. Beaucoup a été écrit et dit sur la nature structurelle des problèmes, politiques et économiques, les revers de la mondialisation « heureuse », qui a enrichi les riches et appauvri les pauvres, les réactions possibles à cette donne et ses différents avatars, sociaux, culturels et politiques. Beaucoup a été dit sur la déferlante de la vague du Moyen-Orient qui finit par se déverser sur le Maghreb. Ce n’était dans l’esprit des voix avisées ni pour effrayer, ni pour dramatiser ou se délecter du malheur, qui, s’il advenait, n’épargnera personne. Beaucoup a été dit sur la nécessité du sérieux et le devoir de remise en cause. Ces esprits avaient l’air de donner des coups d’épée dans l’eau. Il y a danger en la demeure, et on ne peut le surmonter que si chacun de nous prend ses responsabilités. La classe politique n’est pas l’Etat, et l’intellectuel n’est pas la classe politique. Si la classe politique est invitée à se faire l’écho des cénacles sécuritaires et l’intellectuel le continuum de forces occultes, il n’y aura pas de solution au problème.
Le recours à la contestation n’est ni naturel ni inné, chez les personnes comme chez les groupes, et survient lorsqu’un seuil de tolérance à l’injustice est dépassé. La pire injustice est d’ériger des guignols comme porte-parole d’une sensibilité, d’une communauté ou d’une région. L’Etat, à travers ses structures, doit se pencher sur les causes du mécontentement. L’Etat, nous l’avons dit, doit être au service de tous, nous le redisons, même si cela déplaît, et non d’une oligarchie. Le représentant de l’Etat n’a pas à être l’instrument d’un parti ou d’un lobby, ou, pour reprendre l’expression d’un haut responsable, fustigeant, hier, des représentants de l’administration qui se font les coursiers de promoteurs immobiliers, des «Reyes de taifas», ou, aujourd’hui, autres magnats, dans un jeu de vases communicants entre politique et affairisme. Ce qui n’a pas été une réussite hier, ne le sera pas demain. Et l’intellectuel, tout en se donnant le temps de savoir, de comprendre et de réfléchir, n’a pas à être la caisse de résonance des structures de la sécurité, ni celle de l’argent ou de la rue. Il n’y aura de solution que dans le cadre d’un dialogue franc et serein, dans une ambiance apaisée. Nous n’y sommes pas. L’approche sécuritaire qui a été privilégiée suite aux événements du Rif, ou Hirak comme on l’appelle, ne fera qu’exacerber la tension.
Il faut créer les conditions adéquates pour un dialogue, un vrai, et cela commence par libérer les détenus et arrêter toute poursuite judiciaire contre eux. La situation dans le Rif n’est que l’expression d’une crise de modèle. Il faut savoir décrypter certains mots d’ordre. Quel est le but, in fine ? Préserver la cohésion du pays et aller de l’avant ? Y a-t-il un mal à ce que les Marocains soient des citoyens capables de choisir pour eux-mêmes ? L’Etat avait brandi comme mot d’ordre le projet d’une société moderniste et démocratique. Soit. La modernité politique est passée en Europe par le Magister du peuple, en lieu et place du droit divin, et la séparation du politique et du religieux. Vérité en deçà des Pyrénées n’est pas erreur au-delà. Ce pays, européen par sa géographie, veut l’être par son histoire. Et c’est cela le fond du problème, ce qui explique l’enthousiasme des uns et la nervosité des autres. Non, le problème n’est pas social, il est plus que politique, historique.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane