Quand on reçoit un ouvrage de la taille d’un pavé, et qu’on sait qu’il résulte d’une thèse, on s’attend généralement à passer des moments peu confortables. Le style est souvent très ardu et les idées intéressantes ou faits remarquables sont recouverts d’un jargon qui se veut « scientifique » et « technique», mais qui, généralement, fait obstacle à une bonne compréhension du propos. En général, ceux qui sont chargés de présenter l’ouvrage commencent par une formule rituelle, telle que « la bibliothèque nationale d’histoire vient de s’enrichir d’un volume portant sur… », renforçant l’impression que l’ouvrage est destiné à être rangé puis oublié dans quelque rayon de bibliothèque.
Dans le cas présent -on peut vous rassurer immédiatement-, c’est tout le contraire qui se produit. Tout d’abord, la langue est belle et le propos clair. Sans perdre de temps, on se retrouve en plein dans une histoire complexe et intrigante. On découvre qu’on a affaire à une écriture historique qui ne se réduit ni à une plate chronologie ni ne se perd dans des spéculations de haute voltige. La matière digérée – si je puis dire – par l’auteur est immense, les sources qu’il a dû consulter sont extrêmement importantes et réparties dans plusieurs pays, plusieurs bibliothèques, plusieurs institutions… et le travail accompli n’est ni une juxtaposition de données ni, encore une fois, un envol dans des idées ou des considérations hors du temps et du lieu.
Sur fond de “désarticulation générale des structures économiques traditionnelles et des tensions suscitées par des efforts systématiques de clientélisation déployée par les gouvernements européens en direction des Mellah”, se produit ce qu’on a appelé l’émancipation des juifs du Maroc. En réalité, l’“émancipation de l’ensemble de la communauté juive” a été un slogan avancé par les puissances coloniales pour “clientéliser” les membres de la communauté.
Il est apparu par la suite que si l’accès à l’éducation moderne a pu donner à la communauté juive une avance atteignant près de deux générations par rapport à la communauté des musulmans, il en est résulté une situation inattendue et pleine de contradictions. Comme le développera l’auteur par la suite, le niveau des attentes des jeunes éduqués était de nature à gêner ceux qui leur avaient accordé le privilège d’une telle éducation. Il a fallu bien d’autres moyens pour réussir à créer une distanciation véritable entre la communauté juive et son environnement humain.
“Les tensions et les heurts survenus ici et là entre des individus appartenant aux deux groupes n’empêchèrent cependant pas la permanence d’affinités et d’échanges de services, voire l’extension de différentes formes de collusion, entre musulmans et juifs… Cette ambivalence, souvent négligée, voire occultée, dans les écrits assimilant l’évolution des communautés juives à une marche vers l’Occident n’échappait guère au demeurant aux représentants étrangers en poste à Tanger.”
L’auteur analyse un processus historique très particulier et difficile à traiter ou à caractériser, pour lequel il n’existe pas de catégorie définie, ni de précédents. Il ne s’agissait ni d’une révolution, ni d’une conquête, ni d’une ascension au pouvoir d’un mouvement ou d’une ethnie, ni d’une colonisation ou autres “objets” importants que les historiens ont travaillés jusqu’à présent. Il s’agit de l’effondrement d’un système qui a tenu pendant des siècles et qui est remplacé, au pied levé, par un autre. « Les effets cumulatifs de tels “égards”, de la suspension de facto de perception de la jizya, de la paralysie du chrâa dans les litiges où les juifs protégés étaient partie, et de moyens de coercition pour le recouvrement de créances usuraires irrecevables au regard du droit canonique portèrent atteinte à la légitimité même du pouvoir. »
Les communautés juives dans les contextes musulmans ont vécu pendant des siècles, elles ont prospéré parfois et subi des persécutions sévères à d’autres moments, mais ont toujours fait partie de l’écosystème -si l’on peut dire- que constituent les sociétés à majorité musulmane. De grands historiens ont proposé de créer des termes spécifiques pour décrire ce type de société où, à l’ombre d’une religion en particulier et de ses symboles, ont vécu, prospéré et se sont exprimées des communautés qui n’adhéraient pas au dogme de la majorité, mais qui n’en faisaient pas moins partie intégrante et, surtout, qui n’en contribuaient pas moins à l’expression des idées, des formes d’art et même des idéaux de cette société.
Marshall Hodgson avait insisté qu’il fallait approcher les sociétés musulmanes au moins à travers trois concepts, celui de l’islam qui constitue la foi de la majorité, celui d’islamdom (équivalent de christendom, chrétienté), c’est-à-dire le domaine ou l’aire géographique et historique où des musulmans ont constitué la majorité et/ou les normes gouvernant l’ordre sociopolitique étaient dérivées des principes islamiques. Il a insisté qu’il fallait ajouter un troisième terme, islamicate, pour se référer à ce caractère particulier des sociétés de musulmans de l’âge classique d’avoir produit des formes d’art ou des expressions artistiques auxquelles ont contribué toutes les composantes de la société, y compris les minorités.
Le travail de Mohamed Kenbib s’efforce de suivre pas à pas les péripéties de ce qu’on pourrait appeler « la grande séparation », celle qui extrait des populations juives de l’environnement où elles ont vécu pendant des siècles, et livre -comme de multiples témoignages l’ont montré- un sentiment de grand vide autant chez les uns que chez les autres. Le suivi méticuleux que nous en propose l’historien fait penser au travail fait par Louis de Bernières dans son chef-d’œuvre « Birds Without Wings », un des meilleurs romans historiques jamais écrits : les historiens reconnaissent que les descriptions données des batailles de la Première guerre mondiale sont les plus précises jamais proposées. Le roman, qui n’en est pas tout à fait un, puisqu’il alterne des chapitres de narration historique avec des chapitres de «fiction», traite également avec un luxe de détails et une impressionnante sensibilité les relations qui ont rapproché et distingué des communautés religieuses vivant côte à côte.
Vu de cette perspective, l’ouvrage intègre ce moment particulier de l’histoire du Maroc dans une histoire beaucoup plus vaste, celle qui a vu des empires constitués de collections ou de mosaïques de communautés ethniques et/ou religieuses différentes. Réunies par l’allégeance à un Etat impérial distant qui leur laissait le soin de gérer leurs propres affaires, elles ne se souciaient que de faire régner l’ordre à l’intérieur et de se défendre contre des menaces externes. La dislocation de tels empires, dont l’Ottoman représentait l’exemple le plus typique à l’ouest de la masse eurasiatique, s’est faite sous les coups de boutoir des nationalismes qui avaient soulevé diverses communautés en leur sein, lesquelles étaient soutenues par les grandes nations de l’Europe de l’Ouest, les premières à réaliser l’idéal de l’Etat-nation moderne et devenues grandes puissances.
Etait-ce le même processus qui a vu les communautés juives extraites de leur environnement multiséculaire ? Le nationalisme qui a saisi les peuples était-il responsable de cette espèce de nettoyage ethnique, par lequel les populations juives ont été extirpées de leur environnement composé, dans cette partie du monde, par des populations essentiellement musulmanes ? En fait, comme le montre l’historien, le sionisme était plus ancien que le nationalisme et s’était doté de structures -sous forme de diverses organisations- qui ont saisi le moment de la pénétration coloniale dans les contextes musulmans pour accomplir les actions qui devaient concourir à la réalisation de ses projets. Les populations juives, ou plus précisément leurs élites, étaient tiraillées entre idéologies opposées, communisme et sionisme essentiellement, entre l’attachement au pays qui a été le leur pendant des millénaires et des craintes suscitées par la montée des nationalismes, principalement dans le Proche-Orient. La « grande séparation » a été l’aboutissement d’un long processus, d’un travail de fond qui a connu moult péripétie, non d’une déflagration soudaine et imprévisible.
Pour les musulmans, la présence des juifs dans la plus grande proximité représentait bien plus que ce que leur nombre pouvait signifier, une sorte de soi-même devenu autre, pour emprunter un langage sartrien. Il reste à étudier et à analyser les séquelles d’une telle séparation, depuis le niveau théologique au niveau de la vie de tous les jours.
Par Abdou Filali Ansary
(Mohamed Kenbib : Juifs et musulmans au Maroc 1859 – 1948 : contribution à l’histoire des relations intercommunautaires en terre d’islam, Rabat, 1994)