Cela fait cent un an que le Maroc est passé sous l’escarcelle de la France et un peu plus de cinquante ans, que notre cher pays a obtenu son Indépendance. Il y a de cela cinquante ans que l’Algérie s’est arrachée, durement, au joug de la colonisation. Mais les indépendances étaient-elles des libérations ? Ni l’Algérie, ni le Maroc ne sont des modèles de développement ou de bonne gouvernance. Les deux pays traînent, encore, dans la liste des pays défaillants malgré leur potentiel. Le mois écoulé aura vu deux événements révélateurs dans ces deux pays qui se ressemblent tellement, au point de finir par se tourner le dos : des manifestations à Ouargla contre les conditions de vie et le chômage galopant d’un côté, et de l’autre, un rapport sur le développement humain dans lequel le Maroc est à la traîne. Pourquoi donc cet ensemble, qui pourrait être l’émule de l’Afrique du Sud est-il là où il en est ? J’ai ma petite idée pour ce qu’elle vaut, assez iconoclaste, j’en conviens, mais je la balance : c’est le nationalisme (qu’il ne faut pas confondre avec le patriotisme, car quoi de plus noble que d’aimer sa patrie). Les nationalismes, tout comme les discours identitaires, sont mauvais compagnons. Ils reposent sur une vilaine matrice : la diabolisation de l’autre. L’identitaire n’est d’ailleurs que l’avorton du nationalisme. L’écrivain algérien Rachid Boujedra ne s’est pas trompé quand il disait que le FIS était fils du FLN.
Au nom des nationalismes, les habitants des régions frontalières du Maroc et de l’Algérie, qui sont de la même texture ethnique et culturelle, sont sommés de s’ignorer. Au nom des nationalismes, on maintient de gros budgets de défense au détriment des besoins vitaux des populations. Au nom des nationalismes, les peuples sont mis sous la tutelle d’appareils sécuritaires étirant leurs tentacules dans le champ politique et médiatique, au service de leurs intérêts, à coup de manipulations, de désinformation et d’intimidation, et jouant à l’occasion, le rôle de janissaires faiseurs de princes.
Sur le plan sociologique l’espace de l’Afrique du Nord a toujours oscillé entre l’infiniment petit, celui de la région, et l’infiniment grand, celui du Maghreb, avec ses parlers transversaux, ses confréries religieuses et ses causes transnationales. On n’est nullement dans le cadre européen d’une nation compacte, qui serait l’assise d’un État. Le héros et martyre de la guerre de libération algérienne, Ben Mhidi, était originaire du Souss, alors que le premier président algérien, Ahmed Ben Bella, était de Sidi Rahal dans la région de Marrakech. De même que le concepteur du drapeau marocain était de Tlemcen, Si Kaddour Bengharbit, et Si Mohammed Mammeri, le directeur du secrétariat particulier du sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, était Kabyle. Il faudrait mettre les ressorts idéologiques des nationalismes dans leur contexte historique. On ne peut défendre le colonialisme ou le justifier. Qui pourrait brandir les bienfaits du colonialisme en taisant ses horreurs ? Mais voyons à l’aune des bilans ce que les nationalismes d’État, pour reprendre l’expression de Benjamin Stora, ont apporté : un drapeau, un hymne, une fierté… Tout cela est légitime, mais il ne faut pas s’arrêter à mi-chemin, car il y a eu aussi beaucoup de mythes, d’erreurs et d’injustices au seul bénéfice des pouvoirs en place.
Un certain Maurice Fayolle affirmait en 1954 : « Peuples nord-africains ! Vous avez raison de vous insurger contre ceux qui vous asservissent. Mais vous avez tort de le faire sous l’égide d’un nationalisme et d’un fanatisme religieux, générateurs de nouvelles servitudes ». Il avait vu juste, hélas…
Les États existent et doivent continuer d’exister. Les frontières sont là, et il faut les respecter, mais je n’en fais pas des fétiches. Je ne peux admettre l’état de fait qui m’empêche de circuler librement dans cet espace. Pourquoi m’identifier aux intérêts du bourgeois compatriote qui m’a seriné ses sornettes à l’école et veut me tenir dans une perpétuelle tutelle, au nom de l’Islam, de « l’arabité », de la Patrie ? Creux slogans, car dans les faits, il n’a cure ni de religion, ni d’« arabité » ou de patrie, mais seulement de ses intérêts qu’il enrobe de nobles desseins.
Quelle différence y a-t-il entre son ordre et celui colonial, avec ses alliés sur le plan local comme dans la Métropole ?
La douce France n’a fait que materner ces deux nationalismes qui sont ses produits et qui reprennent beaucoup de ses travers. Or, comme disait Albert Camus, fils d’Afrique du Nord, assez mal aimé des deux rives : « En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l’avenir ait encore un sens pour nous ». Un appel d’outre-tombe on ne peut plus actuel.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane