Durant ce mois de mars, j’ai été confronté à deux moments spécifiques, révélateur chacun d’une facette de la mentalité marocaine. Au-delà de la multiplicité des discours idéologiques et des positionnements politiques, cette mentalité se cantonne toujours dans l’anti-chambre de la modernité.
15-17 mars : Du syndicalisme partisan à l’autonomie ?
Durant ces trois jours, se tenait le deuxième congrès du Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNE-SUP) à Rabat. C’est le seul syndicat sectoriel encore unifié. Quelques 400 congressistes représentaient les différentes facultés et établissements d’enseignement supérieurs. Ils devaient discuter de l’état de l’université marocaine et des stratégies appropriées pour promouvoir une université nationale publique et performante. Ce sujet fondamental n’a été soulevé que de façon marginale et rien de bien nouveau en définitive. Comme si les choix stratégiques du SNE-SUP ne sont l’objet d’aucun litige ! La réalité est toute autre. L’espace universitaire marocain subit, depuis plus d’une décennie, une restructuration profonde. L’université comme secteur public n’est plus un choix officiel. L’espace universitaire est largement ouvert à la privatisation et à l’incursion musclée des universités étrangères. Les différentes réformes et restructuration de l’université marocaine ne sont pas discutées par le syndicat des enseignants-chercheurs. Le plan d’urgence, qui a englouti des milliards de deniers publics, n’a pas été profondément discuté. La feuille de route de l’actuel ministre de l’Enseignement supérieur non plus. Alors, à quoi ces trois jours étaient-ils dédiés ? Tout simplement à des tractations entre factions sur la composition des prochaines instances (commission administrative et Bureau national). Chaque partie négocie son quota, nonobstant les divergences au niveau des orientations et des programmes, cela apparaîtrait caricatural s’agissant d’un groupement de savants, d’une intelligentsia du pays. Mais le fait est autrement compliqué. Le champ syndical marocain est encore fortement imbriqué dans le champ politique. Ce dernier encadre et tente de le contrôler. La persistance de cette donne originelle entre en contradiction avec les mutations profondes qui travaillent le champs social. La tendance vers l’autonomie de l’action sociale, notamment revendicative, butte sur les carcans des contraintes politiques. C’est la base du malaise qui tord le champ syndical. Dans les secteurs, autres que l’université, ce malaise se traduit par des scissions, les créations de nouveaux syndicats et l’apparition de nouvelles formes de revendications, les coordinations contre la vie chère par exemple. Au sein de l’université, le choix de garder l’unité du syndicat est original. Il induit le déplacement du malaise de l’extérieur vers l’intérieur. Garder l’unité du SNE-SUP commanderait l’implication de toutes les sensibilités à la gestion du syndicat. Or, ce dernier se définit par sa charte comme un syndicat progressiste. Tant que les affiliés proviennent des bases de partis de gauche, il n’y avait pas de problème. Mais aujourd’hui, les adhérents syndicaux viennent de tous bords. Comment composer alors avec les sympathisants du RNI, du PAM, et des islamistes ? L’unité du secteur autour d’un seul syndicat pose la question de la pertinence du progressisme. La persistance de ce dernier légitime le recours des tendances marginalisées vers la fondation éventuelle d’autres syndicats dans le secteur de l’enseignement supérieur. C’est ce dilemme qui fait durer les tractations pour la constitution des instances, au détriment du débat stratégique sur la fonction de l’université. Le choix de l’unité du syndicat commande le passage du syndicat partisan à celui autonome où les courants seraient fondés sur des programmes et non des idéologies et où les instances seraient élues à la proportionnelle totale, sans tractation ou alliance contre nature. Cette évolution est possible.
23 mars : De l’accusation à l’accumulation
Le dossier, que Zamane a publié dans son numéro 28 sur « l’organisation 23 mars », a suscité l’émoi au niveau médiatique et au sein du « peuple de gauche ». Ce dernier ne parle plus de révolution comme jadis, mais un fond de nostalgie l’agite de temps à autres. De son côté la presse arabophone nous plagie à volonté, cela devient une habitude. Elle reprend nos idées, notre iconographie, pourtant chèrement payées, et parfois l’intégralité de certains textes, traduits avec des coquilles ! En dépit de nos nombreuses mises en garde, le plagiat se renforce. Pas moins de cinq quotidiens ont reproduit notre labeur, sans se soucier de nous citer. La moralisation du secteur de la presse est encore un programme d’avenir ! Quant au cher « peuple de Gauche » qui avait oublié les événements du 23 mars 1965, et qui n’avait manifesté aucune réaction sérieuse quand un membre de l’IER a déclaré solennellement que le nombre de victimes de ces événements ne dépassait pas sept personnes, ce peuple là, avait enterré l’organisation « 23 mars ». En publiant ce dossier, Zamane n’avait comme ambition que de participer à la sauvegarde de quelques matériaux périssables relatifs à notre passé proche. Quant à moi, ancien membre dudit mouvement, il ne s’agit pour guère plus qu’un simple objet de recherche. Je l’ai étudié une première fois en 1981, puis en 1987, en 1999, en 2005 et en 2010. A chaque fois mes travaux ont été soumis à l’examen minutieux de chercheurs chevronnés. Mais l’objet visité et revisité n’est pas épuisé. Ce genre de recherche historique ne connaît pas de conclusion, mais seulement des hypothèses de bilans. Aussi les apports des témoins, d’autres chercheurs, d’autres sources sont les bienvenus. Beaucoup de réactions que nous avons reçues à Zamane vont dans ce sens, nous remercions vivement leurs auteurs. Mais certaines interpellations, voire accusations méritent réponse. On nous a accusé de falsifier l’histoire et comme argument massue : « Mohamed Bensaid Ait Idder, n’a jamais été membre de 23 mars ». En voilà une accusation ! Que dis-je une aberration plutôt ! Monsieur Bensaid n’a pas fondé « 23 mars », mais il l’a rejoint avec son groupe début 1971. Tous ceux qui étaient dans le mouvement en ces débuts des années 1970, connaissent les multiples rôles qu’a joués cet homme. De la participation à l’élaboration des orientations, en passant par l’accueil chaleureux des exilés, la collecte de fonds, à la rédaction et impression des journaux Anfas et 23 Mars paraissant à Paris.
On m’a accusé de régler « mes comptes » avec ceux qui ne partagent pas mes choix politiques, notamment à travers le choix des photos d’illustration. Là aussi l’accusation est sans fondement. la majorité des figures représentées dans ce dossier ne partagent pas du tout mes opinions. De plus, ce choix iconographique n’était pas le mien, j’étais même opposé à ce que la Une de Zamane soit une photo de militant. Les membres du comité de rédaction en sont témoins. Notre ami, Sion Assidon, nous a accusé de manque de rigueur, d’appropriation partisane de la date d’événement et bien d’autres dérapages. Grand témoin du début de ce mouvement, il nous a apporté des éclaircissements précieux quant aux premières réunions et à la date précise de la fondation de la première organisation centrale. Elle s’est tenue dans une maison de l’ancienne Médina. Dans notre article nous avons parlé de la maison du quartier Rialto, louée et habitée par Ahmed Hajjami. Cette demeure a abrité la réunion de la première session du comité central. Quant à la maison du quartier liberté, elle a été louée par Brahim Yacine. Mais notre camarade Assidon, en voulant être plus rigoureux que nous, tombe dans des inversions et des contre-vérités historiques, en voila un exemple : le camarade Assidon annonce que la revue « 23 mars » était éditée dès 1972, par l’organisation (A) et l’organisation (B) communément, avant la revue Illal Amam. Première erreur, car c’est exactement le contraire. La revue clandestine Illal Amam était d’abord éditée par l’organisation (B) puis par (A) et (B) comptera sept numéros. Suite à des divergences sur la « stratégie révolutionnaire » cette série commune s’arrête en mars 1973. C’est seulement en avril 1973 que l’organisation (B) édite la revue « 23 Mars ». Elle couvrira 14 numéros d’avril 1973 à octobre 1974. Elle sera relayée par une version légale en France (en arabe et en français), dont les 67 numéros seront publiés de février 1975 à avril 1980. Quant à l’organisation (A) elle éditera à partir d’avril 1973 une nouvelle série : Ilal Amam. Nous avons bien entendu des numéros de ces publications. Vous voyez camarade Assidon, que nul n’est à l’abri d’erreurs quand il s’agit d’érudition. Pour les besoins d’une histoire aussi correcte que possible, une histoire assumée et apaisée, le dialogue doit éviter les accusations et les attaques en règle. Quant aux interprétations, elles sont libres et n’engagent que ceux qui l’écrivent. Il se trouve qu’une bonne majorité de l’organisation (B) s’est donnée le nom de « l’organisation 23 mars » après 1973, c’est un fait historique. Une autre partie de cette structure a muté depuis 1979 vers l’action légale et s’est donnée le nom de l’OADP, à partir de 1983. C’est aussi un fait historique. Remonter cette évolution à la césure de 1973, est une interprétation d’historien, rien de plus. Mais si le cœur vous en dit, vous avez tout le loisir de venir en discuter à Zamane. Vous y êtes le bienvenu, camarade.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane