Hakima Himmich est aujourd’hui membre de la commission Benmoussa pour la recherche d’un nouveau modèle de développement. Une reconnaissance qui vient justifier des années de combat au sein de la société civile. L’ancienne Chef de service des maladies infectieuses au CHU Ibn Rochd à Casablanca, et fondatrice de l’Association marocaine de lutte contre le sida, nous dévoile, dans cet extrait de l’interview livrée à Zamane en septembre 2017, comment elle a vécu l’arrivée de l’épidémie du VIH au Maroc.
«Mon premier réflexe à l’apparition du sida était celui d’un médecin. Une nouvelle épidémie fait son apparition aux Etats-Unis et je m’y intéresse par la littérature. Lorsque mon ami Willy Rozenbaum diagnostique le premier cas de contamination à Paris, je passe en alerte rouge. Pour moi, il devenait inévitable, au vu des échanges entre la France et le Maroc, que la première contamination au Maroc n’allait pas tarder. Ce sera en effet le cas d’un patient que j’ai diagnostiqué à la polyclinique de la CNSS de Casablanca, en 1986. Cet homme était un post-transfusionnel, qui avait subi une intervention chirurgicale en France. Dès ce premier cas, j’ai saisi toute la dimension du VIH. Ce n’est pas une simple maladie, c’est également un grave tabou social. La famille de ce patient nous a suppliés de taire la réalité, alors que le malade était hétérosexuel. Hélas, un journal a publié un article sur le premier Marocain infecté, en mentionnant son nom. Outrée, j’ai aussitôt réagi sur la place publique pour dénoncer ces révélations honteuses.
La situation n’était pas du tout sous contrôle. Le deuxième cas est celui d’une jeune «beure» accro aux drogues, qui a décidé de s’installer à Essaouira pour se sevrer. Elle était contaminée au VIH et les policiers lui sont tombés dessus. Ils me l’ont ramenée aussitôt dans mon service, comme si on l’emmenait en prison. Cette jeune fille séropositive n’était pas malade, pourtant les autorités m’ont demandé de la garder. Encore une fois, j’ai crié au scandale et alerté le ministère de la Santé. J’ai pu la faire sortir, mais ils n’ont pas mis longtemps à la retrouver et à l’enfermer à l’hôpital de Kénitra. J’ai alors compris que si je ne m’occupais que du volet médical, je passais complètement à côté du problème. Le sida est un problème multidimensionnel. Outre l’amélioration du service des maladies infectieuses, j’ai fondé l’ALCS. Là encore, nous avons dû faire face à des difficultés, notamment sur le plan administratif. Le ministère de l’Intérieur avait refusé d’octroyer le statut d’association nationale sous prétexte que cela nuirait à l’image du pays, avec un risque de fuite des touristes. C’est finalement grâce au concours du gouverneur de Casablanca, Ahmed Motiî, que nous avons pu modifier le statut en faisant passer l’ALCS pour une association locale. Le budget de départ était dérisoire. Notre principal fonds était collecté suite au bal annuel de l’université, soit près de 2000 dirhams.
A l’apparition de l’épidémie, les extrémistes ne savaient pas encore comment réagir. Les réactions sont venues un peu plus tard, lors de conférences sur le sujet. Certains individus y prenaient la parole pour dénoncer notre campagne de prévention, en arguant qu’il suffisait d’être un bon musulman pour ne pas être infecté. Je répondais que je militais en faveur des personnes les plus exposées aux risques, et qu’il ne fallait pas nier l’existence de cette population. Sinon, on court vers la catastrophe. Aujourd’hui encore, le rejet et la stigmatisation sont présents. Mais la dimension religieuse n’est pas la seule en cause, les critères sociaux pèsent énormément aussi.
«Certaines personnes malveillantes sont allées dire à Hassan II que j’avais des relations avec Danielle Mitterrand»
J’ai exposé la cause au grand public en 1992, à l’occasion de l’émission «L’homme en question». J’étais d’ailleurs la première femme à faire «l’homme». Je faisais alors partie des acteurs de la société civile, en pleine émergence à cette époque. Mais mon passage dans cette émission, comme le reste, est le fruit d’un nouveau combat. La chaîne m’a contactée pour m’inviter à cette émission, me donnant ainsi une occasion en or pour faire connaître mon association de lutte contre le sida. Quatre jours avant l’émission, le directeur de 2M souhaitait me voir en compagnie de Fouad Filali, alors directeur de l’ONA et surtout gendre de Hassan II. J’ai tout de suite compris que l’objet de l’entrevue était grave. Les deux hommes, très gênés, m’ont expliqué que l’émission n’aura pas lieu et qu’il valait mieux la reporter. En cause, de fausses rumeurs qui étaient parvenues aux oreilles du roi. Certaines personnes malveillantes sont allées dire à Hassan II que j’avais des relations avec Danielle Mitterrand, et que mon association percevait des fonds de la Première Dame de la République. Comme vous le savez, les relations entre Danielle Mitterrand et le roi étaient très mauvaises. J’ai nié catégoriquement ces allégations et expliqué que, si je ne passais pas à l’antenne, c’était la fin de l’ALCS. J’ai également expliqué que j’ai fait de la politique et que, par conséquent, je savais très bien là où il ne fallait pas mettre les pieds, et que je n’allais pas risquer les fruits de plusieurs années de travail. On m’a informé que Driss Basri avait diligenté une enquête au résultat déroutant. Le rapport admettait qu’il n’y avait aucune preuve de proximité, mais «on ne sait jamais». Fouad Filali, auquel je voue une éternelle reconnaissance, m’a dit qu’il me croyait et qu’il allait essayer de convaincre le roi. Le jour de l’émission, alors qu’aucune bande-annonce n’annonçait ma présence, je reçois un coup de téléphone de dernière minute me demandant de me rendre dans les studios de Aïn Sebaâ. Autre événement intimidant, l’annulation de l’émission précédente, qui devait accueillir Touria Jabrane, qui aurait été la première femme à faire «L’homme en question». J’aurais pu avoir peur, mais je me suis raisonnée. J’ai profité de l’émission et de son énorme audimat pour lui rendre hommage».