Zamane retrace plus de 100 ans d’histoire de la presse au Maroc. A ses débuts, de la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe, la presse nationale est placée sous le signe de l’étranger.
Aussi précieuse que tumultueuse, l’histoire de la presse au Maroc est un outil indispensable pour comprendre l’histoire politique du pays durant la première moitié du XXe siècle. Les historiens, en épluchant les anciens journaux, décortiquent la pensée et les actions des différents acteurs de la société de l’époque. La presse moderne, qui s’est développée en Occident suite à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg (1454), tarde à s’implanter au Maroc et reste l’apanage des Européens, au moins jusqu’aux premières années du siècle passé. Avant l’apparition des imprimeries, le Maroc impressionne déjà les voyageurs étrangers par son efficacité à transmettre l’information. Les messages sont portés par ceux que l’on appelle les raqqas, à pied ou à dos de monture, sur de plus ou moins longues distances. A une échelle urbaine plus réduite, les crieurs publics, les barrah’s, avertissent les populations des résolutions ou des informations émanant du Makhzen. Il faudra attendre l’occupation de Tétouan par les Espagnols, en 1859, pour que les Marocains soient confrontés pour la première fois à un journal imprimé. Quelle curiosité pour les locaux que de voir plusieurs dizaines d’exemplaires d’un bout de papier distribués et dévorés des yeux par les soldats ibériques, cible d’éphémères et archaïques parutions tels que El Eco de Tetuan. L’influence des Espagnols a d’ailleurs engendré le mot Al Gacita, déformation de Gaceta (« gazette » en espagnol). La zone nord du pays, porte d’entrée du royaume, est logiquement la pionnière en matière de presse, faisant de Tanger la ville phare de la diffusion des journaux, quelques années plus tard. Le Makhzen, par l’intermédiaire du qadi de Taroudant, Taïeb Ben Mohammed Roudani, fait importer sa première imprimerie en 1864, mais ne l’utilisera à grande échelle que bien plus tard.
Arme de propagande
Le premier support de presse exclusivement destiné au Maroc est l’œuvre d’un Anglais, qui fonde dès 1883 Le réveil du Maroc, premier journal de langue française dans le royaume. Son existence témoigne de l’agressivité de l’appétit colonial sur un Maroc en mauvaise posture, comme l’indique clairement son éditorial : « Le Maroc ne cède que devant la force et ce n’est qu’en lui infligeant une leçon sévère à chaque infraction aux traités que l’on peut seulement l’engager à adopter des réformes ». La compétition entre les puissances coloniales est donc lancée et la presse constitue alors une arme de propagande redoutable. L’Allemagne, qui se jette dans la bataille pour le Maroc, est bien présente sur le front de la presse et crée à la fin du XIXe siècle Le commerce au Maroc. Le journal est destiné, comme tous les autres supports de l’époque, aux Européens désireux de s’enrichir au Maroc. Les journalistes y distillent des conseils qui vont dans le sens de l’intérêt de l’Allemagne. Quant aux autorités marocaines, elles voient d’un mauvais œil l’émergence d’un phénomène qui leur nuit et qu’elles ne maîtrisent absolument pas. C’est ainsi que Moulay El Hassan fonde le « bureau de presse », autour de 1890. Ce service, qui continue de fonctionner sous Moulay Abdelaziz et Moulay Hafid, est chargé d’éplucher et de traduire tous les articles qui concernent le Maroc. Moulay Hafid est probablement le plus friand de cet exercice, comme le confirme une note du consul de France à Larache datant de 1908 : « Tous ceux qui ont vu de près Moulay Hafid à Marrakech nous ont appris avec quel soin le vice-roi du Sud écoutait la lecture des journaux du Maroc, se faisant traduire ceux qui paraissaient en une autre langue que l’arabe ». Un peu plus tard, Moulay Hafid tente d’utiliser la presse en sa faveur lors de la bataille pour le trône qu’il livre à son frère Moulay Abdelaziz, en envoyant notamment une lettre au quotidien français Le Matin dans le but de rassurer la France sur ses intentions bienveillantes. En riposte, Moulay Abdelaziz soutient le premier journal entièrement consacré au Maroc et indépendant du joug colonial, Lissan-ul-Maghreb, dont le premier numéro date du 8 février 1907. De son côté, Paris sait qu’il a besoin du concours des dirigeants et des hauts dignitaires marocains pour parvenir à ses fins. Dans le cadre de la « pacification » du début du siècle, certains titres arabophones paraissent. Tel est le cas du journal Es-Saâda (La félicité), qui vante en arabe les bienfaits de la civilisation française. Bien que le lectorat marocain soit presque inexistant, quelques élites formées « à l’occidentale » s’adonnent progressivement à la lecture et surtout à la critique. Au début du XXe siècle, c’est la France qui devient la plus entreprenante en matière de presse de propagande. Le titre pro-français le plus emblématique est le quotidien La Dépêche marocaine, qui paraît à Tanger quelques mois avant la Conférence d’Algésiras, le 15 décembre 1905. Ce journal fondé par l’influent Robert Reynaud (ancien secrétaire au gouvernement d’Algérie) profite d’importantes subventions françaises qui en font le plus grand journal au Maroc. La Dépêche marocaine prend une telle dimension qu’il entre en concurrence avec l’agence de presse officielle Havas, qui d’habitude inonde Tanger de ses dépêches. Sa direction revient, dans une lettre adressée à La Dépêche marocaine, sur l’objectif commun à ne pas oublier : « Au fond, que voulez-vous ? […] Vous n’avez pas l’intention de nous interdire […] au Maroc, où nous essayons de nous implanter, non pour y faire des bénéfices, certes, mais pour des raisons d’un autre ordre élevé, que vous connaissez certainement… ». Pour autant, la partie n’est pas aisée pour la France jusqu’au traité de protectorat, en 1912. Divers acteurs utilisent la presse pour chercher à nuire aux Français, qui se voient déjà maîtres du Maroc. Ainsi, un jeune belge du nom de Constant Heymans, que l’on soupçonne d’être affilié à l’Allemagne, se lance dans l’aventure d’un journal largement avant-gardiste : L’Indépendance marocaine. Cet étonnant titre gratuit milite pour un libre investissement des capitaux en dehors de tout contrôle et fustige constamment l’attitude de la France. « Il importe que le Maroc soit aux Marocains et, dans ce dernier terme, nous comprenons non seulement les indigènes, mais encore tout immigrant, à quelque nationalité qu’il appartienne, venu dans ce pays pour y fixer son principal établissement », peut-on lire dans un éditorial. Ce ton progressiste ne fera pourtant florès que bien plus tard, avec l’avènement de la presse nationaliste marocaine dans les années 1930.
Lyautey serre la vis
Tanger perd peu à peu son monopole de la presse avec le débarquement français en Chaouia, en 1907. Une année plus tard, naît le premier journal casablancais, La Vigie Marocaine, qui vient conforter le net ascendant de la France dans la conquête du royaume, jusqu’à sa prise de contrôle définitive à partir de 1912. Une nouvelle ère de la presse s’ouvre, dont le principal fait marquant est ce dahir du 27 avril 1914 qui vient annihiler toute velléité des Marocains de se défendre à travers la presse. Pensée par le maréchal Lyautey, cette loi durcit considérablement le code de la presse en métropole. Le dahir se caractérise par une obligation de déclaration préalable de tout périodique naissant, et surtout une caution de 6000 francs (une fortune, à l’époque) pour toute parution en arabe.
L’objectif est résumé par un officier du Service indigène dans les colonnes d’Es-Saâda : « La presse est une arme dangereuse dans les mains des gens inexpérimentés. Bienfaisante à divers titres chez les nations civilisées, elle convient peu aux peuples qui sont encore au premier stade de leur évolution, surtout aux peuples arabes et berbères, si facilement impressionnables ». Cette pensée tente de justifier le paradoxe de la France, pays de la liberté d’expression, qui interdit la presse libre dans les territoires sous son contrôle. D’un autre côté, la Résidence doit également faire face à des colons un peu trop virulents qui expriment leurs revendications dans une presse hostile, à l’image du journal L’écho du Maroc qui proteste contre la création d’une section « indigène » au sein des chambres professionnelles en 1919. Dans les années 1920, Lyautey craint que la presse ne s’étale sur la déroute espagnole pendant la guerre du Rif. Conscient de l’aura dont peut jouir Abdelkrim El Khattabi à travers la presse, le maréchal donne des instructions fermes à l’égard de l’armée et des journalistes, comme l’atteste une note confidentielle du cabinet de Lyautey datant du 23 mai 1925 : « Le maréchal commandant n’a que trop constaté à quel point sévit au Maroc l’intempérance verbale ou écrite chez certains militaires. Il sera impitoyable pour toute infraction à ces prescriptions ». La censure ne concerne que l’aspect militaire et se traduit également par une interdiction massive de la presse étrangère, susceptible de faire du héros d’Anoual une icône nationale. Lyautey quitte le Maroc et le résident Noguès laisse espérer un assouplissement du code la presse. Une faille dans laquelle ne manquera pas de s’engouffrer le mouvement nationaliste naissant.
Lissan-ul-Maghreb, journal officiel ou d’opposition ?
Les 84 numéros de cette publication arabophone restent un cas unique dans l’histoire de la presse au Maroc. Lissan-ul-Maghreb peut être considéré comme le premier organe de presse officielle du royaume, sorte de contrepoids aux innombrables médias occidentaux, qui font déferler quotidiennement la propagande coloniale dans les rues de Tanger du début du XXe siècle. Telle est en tous cas la raison de sa parution, conseillée par l’Allemagne au sultan Moulay Abdelaziz, acculé par la presse tangéroise. Dans le souci de maîtiriser les rouages de la presse mais également des langues étrangères, le projet est cédé en 1907 à deux frères libanais : Farajallah et Arthur Nemmour. Dans ses premiers numéros, Lissan-ul-Maghreb s’attache à défendre le sultan mis en difficulté par son frère Moulay Hafid, qui lorgne sur le trône. Il est souvent question de la légitimité du sultan, seul capable de redonner sa fierté au Maroc. La tâche, plus noble, de défendre l’indépendance du pays contre la menace de l’occupation paraît alors insurmontable. En tous cas, elle n’est pas encore d’actualité. Mais ce cap sera franchi avec l’arrivée au pouvoir de Moulay Hafid qui, de son côté, attend son heure pour prendre sa revanche sur les frères Nemmour, difficilement atteignables, grâce à la protection diplomatique dont jouit la ville du détroit, lieu de publication du périodique. Lissan-ul-Maghreb se lance alors dans une campagne virulente, fustigeant le manque de réformes promises au pays par son nouveau souverain. Le seuil de tolérance du Makhzen est atteint au cours l’année 1908, lors de la parution de la stupéfiante Constitution dans les colonnes de Lissan-ul-Maghreb. Le texte dénonce déjà l’excès de pouvoir dont jouit le sultan et prône une souveraineté populaire. Il constitue probablement la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Moulay Hafid finit par obtenir l’arrêt définitif de ce journal, unique en son genre.
Par Sami Lakmahri
Lire aussi :
> La saga de la presse marocaine (2/4)