Mohammed Ennaji fait partie de cette poignée de sociologues marocains scrutés. Sans concession à sa méthodologie et à ses principes, l’ancien collaborateur de Paul Pascon ne s’interdit aucun sujet. Esclavagisme, rôle du religieux dans notre société ou encore réflexions sur les pratiques au temps du Prophète, sont abordés dans ses écrits. Pour Zamane, il accepte de faire un tour d’horizon en forme de bilan d’une carrière aussi riche que complexe…
Tout au long de votre carrière, vous plongez souvent dans le monde de votre propre jeunesse. Avec le recul du sociologue, qu’aimeriez-vous dire au Mohammed Ennaji jeune ?
Que lui dire d’autre, sinon lui faire part de ma tristesse, de ma déception, de ma désillusion pour faire court, comme le font à présent beaucoup d’intellectuels de gauche de par le monde. Lisez les derniers écrits de Régis Debray à ce sujet! J’ai ressenti le besoin de remonter jusqu’à l’enfant que j’étais. Le dialogue s’est révélé fécond entre les deux générations ou les deux mondes qui nous hantent. La mise au point est révélatrice sur de nombreux aspects. J’ai entrepris, dans un livre récent, d’amorcer ce débat sous une forme romanesque ; l’essai de réflexion, quant à lui, demande plus de temps et de recul. J’ai entrepris ce dialogue plein de l’amertume d’un échec aiguisé par la force de l’âge. La discussion se passe entre un enfant brandissant une feuille blanche immaculée et un adulte à la pensée titubante et au papier sans cesse noirci, encore à l’état de brouillon. Et l’enfant me fait, à juste titre, plein de reproches. Parce que cohérent de son côté et vierge, il s’estime reposer sur des fondements plus solides. En un mot, il me reproche de m’être trompé, d’avoir méconnu ma société, d’avoir été un acteur présomptueux et trop pressé, sans souci des contraintes qui sautaient aux yeux selon lui, mésestimant les capacités de sa culture, faisant table rase de son histoire malgré qu’elle le saisit toujours à bras-le-corps. Pour le paraphraser, il m’accuse d’avoir précipitamment jeté le bébé avec l’eau du bain. Voilà, mais le débat est évidemment plus profond. Aussi, il nous faut aujourd’hui nous poser sans ménagement des questions sur l’échec, sur les illusions, afin de dépasser la phase des regrets et des reproches. Ce qui nous fait réfléchir sur la justesse de nos choix idéologiques de jeunesse, sur nos errances, sur plein de choses.
Durant vos études, par quel courant idéologique étiez-vous attiré ?
Au début, à mon arrivée à l’université, j’étais juste amoureux de littérature. Même si je n’écrivais pas, j’aimais beaucoup lire. En fait j’ai découvert le marxisme tout à fait par hasard. Alors que j’assistais à une manifestation d’étudiants par simple curiosité, j’ai été arrêté et conduit au commissariat avec plein d’autres jeunes, des militants pour la plupart. Et là, sans doute en raison de ma coiffure hippie, j’ai été sélectionné avec les chefs du mouvement, dont certains sont devenus des amis très proches, et jeté en prison pour être jugé une semaine après. Ce fut une découverte totale pour moi, j’allais basculer dans un univers qui m’était jusque-là étranger. C’est ainsi que je commençai mes lectures de Lénine, Plekhanov, Mao Tsé Toung, Marx, sans vraiment bien comprendre ces volumes que j’absorbais goulûment. À la guerre comme à la guerre, camarade ! Curieusement je retrouvai le défunt Abdeslam Moudden avec qui j’avais partagé auparavant beaucoup de lectures littéraires à Essaouira, c’est avec lui que j’entrepris ces lectures marxistes. Cependant c’est bien plus tard, en devenant professeur à la Faculté des sciences économiques, que je repris «Le Capital» et autres œuvres avec plus de discernement.
Propos recueillis par Ghassan El Kechouri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°141/142