Les jeunes étudiants expatriés de 1930 à 1970 ont joué un rôle significatif dans l’histoire du Maroc contemporain. Rebelles au Protectorat français d’abord, à l’autocratie monarchique ensuite, ils ont semé de loin les graines de la révolte et l’ont souvent payé cher.
«Il s’agit de savoir dans quel sens s’orientera l’élite intellectuelle indigène actuellement en voie de formation en Algérie et dans les protectorats nord-africains. Nous conserverons ou perdrons l’Afrique du Nord, suivant que nous saurons ou non nous attacher cette élite… Ces intellectuels sont l’état-major des insurrections futures», pouvait-on lire en 1935 dans un rapport du ministère de l’Intérieur français. Au même moment, la Direction des affaires indigènes au Maroc publie des notes de même substance. L’inquiétude des autorités protectorales est d’autant plus forte qu’elles se trouvent face à une montée en puissance du mouvement national marocain, dont plusieurs acteurs éminents se sont expatriés pour accomplir leurs études. C’est bien de ces jeunes étudiants qu’il est question dans le rapport cité.
L’étranger, un choix obligé pour les élites
Au milieu des années 1920, certaines familles de notables de Fès, Rabat et Salé jugent essentiel de donner à leurs enfants une éducation moderne. Mais comment satisfaire à cette aspiration sur place ? La scolarisation des jeunes Marocains reste très faible (ils seront à peine plus de mille en 1928) et très peu d’entre eux sont inscrits à l’école coloniale, parce qu’elle est perçue à la fois comme une forme de prosélytisme chrétien et comme un vivier de recrutement pour l’armée française. Selon Pierre Vermeren (La Formation des élites marocaines et tunisiennes), à cette époque, seule une vingtaine d’élèves musulmans est inscrite dans les établissements pour Européens, le reste fréquente les écoles de fils de notables ou les collèges musulmans.
Par ailleurs, le nombre d’abandons scolaires est élevé, celui des élèves marocains titulaires d’un diplôme d’études secondaires insignifiant, et les meilleurs d’entre eux n’ont pas la possibilité de passer le baccalauréat au Maroc, où les débouchés sont limités à des postes subalternes dans l’administration. Hautes fonctions et carrières libérales leur restent inaccessibles. Enfin, hormis quelques embryons de structures universitaires, il n’existe pas au Maroc d’enseignement supérieur véritablement constitué : la première université marocaine ne verra le jour qu’en décembre 1957 à Rabat. On comprend que pour certaines familles, l’expatriation des enfants soit alors la solution. Le Protectorat, qui a pourtant tout intérêt à s’attacher les «élites indigènes», ne s’est pas donné les moyens d’en former à un haut niveau et en nombre suffisant. Il se rendra compte assez rapidement – mais trop tard – que ces études à l’étranger alimentent une dissidence difficile à contrôler.
Par Ruth Grosrichard
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