Résistant, intellectuel, membre fondateur de l’Istiqlal, il avait embrassé la politique dans son sens noble. Hommage à un homme qui n’a jamais vendu ses idéaux.
Il a combattu, mais sans armes. Il a prôné le retour à l’islam, mais sans extrémisme. Il a fait de la politique, mais à sa manière. Tel était Aboubakr El Kadiri, considéré comme un « témoin du siècle ». Car l’homme, disparu le 2 mars dernier à l’âge de 98 ans, a vécu bien des pans de l’histoire contemporaine du Maroc en tant qu’acteur engagé, dévoué aux deux causes qui lui paraissaient mériter le combat d’une vie : son pays et l’islam.
Ce sens du patriotisme a vu le jour très tôt chez « Sidi Boubker », né en 1914 à Salé.Son père est un alim renommé, un sage à qui tous les Slaouis ont recours pour régler leurs différends. Mais le patriarche disparaît alors qu’Aboubakr n’a que huit ans. Il reçoit un enseignement traditionnel auprès des grands ouléma, Jariri, Benabdenbi, ainsi que Belarbi Alaoui et chouaib Doukkali. C’est un garçon calme, mûr, discipliné et responsable, aspirant à acquérir une formation solide.
L’éveil de la conscience nationale
Lorsque les autorités du protectorat adoptent le Dahir dit berbère, en mai 1930, Aboubakr El Kadiri sait que le péril est dans la division. Il décide alors, avec d’autres jeunes, de rejoindre le mouvement pacifique qui naît à la grande mosquée de Salé. Ils se réunissent, lisent des versets du Coran et prononcent une invocation appelée «Allatif».
En 1932, conscient de l’importance de maîtriser la langue de l’occupant, il intègre l’école des fils de notables sur le tard, à l’instar de ses amis qui la fréquentent déjà. Malgré ses progrès rapides, son fort caractère et son attachement à ses principes lui valent d’être exclu. L’incident cause un véritable émoi parmi ses camarades, qui décident de mener une grève. Déjà, Sidi Boubker est pour eux un leader et, pour le contrôleur civil, un semeur de trouble.
Avec quelques amis, il décide alors de se consacrer à l’enseignement en fondant avec Saïd Hajji « Al Makteb Al Islami », ancêtre de l’école libre Annahda (lire encadré). Dans la foulée, il crée l’Association pour la préservation du Coran et appuie l’idée de la célébration de la première Fête du trône en 1933. En 1934, avec d’autres grandes figures du mouvement national, dont Allal El Fassi, Mohamed Elyazidi et Mohamed Hassan Ouazzani, il participe à l’élaboration du «Plan des réformes», prélude au Manifeste de l’indépendance, et fait partie de la délégation qui le présentera au sultan Mohammed Ben Youssef. Cette première tentative sera totalement ignorée par les autorités du protectorat. En 1936, le «Comité d’action marocain» (ancêtre du Parti de l’Istiqlal) présente un plan d’urgence. Cette seconde initiative est suivie de manifestations qui conduisent El Kadiri en prison.
L’emprisonnement ou l’exil des nationalistes n’entament pas leur détermination. La conférence d’Anfa, en 1942, leur ouvre de nouvelles perspectives. Les contacts avec Mohammed V deviennent de plus en plus fréquents, jusqu’à aboutir à la présentation du Manifeste de l’indépendance, le 11 janvier 1944. « Notre but était l’indépendance et l’introduction de réformes pour organiser le pays de manière démocratique », écrira Aboubakr El Kadiri dans ses Mémoires dans le mouvement national. Les autorités françaises ripostent en procédant à l’arrestation du secrétaire général de l’Istiqlal, Ahmed Balafrej, ainsi que de son adjoint, Mohamed Elyazidi. Des manifestations de protestation éclatent alors. « Le protectorat a réagi violemment : nous avons tous été arrêtés, interrogés de manière sauvage, fouettés et torturés », se souviendra Aboubakr El Kadiri dans une interview accordée au journal Al Ittihad Al Ichtiraki. Les militants sont condamnés à des peines allant de six mois à deux ans de prison. C’est une période difficile durant laquelle se noueront des amitiés solides entre Sidi Boubker et les principaux dirigeants du Parti de l’Istiqlal. Parmi ses compagnons de lutte, Mohammed Bekkali, Kacem Zhiri, Mohammed Elyazidi, Omar Benabdeljalil, Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid.
Le Parti de l’Istiqlal sort renforcé de cette épreuve. Il décide d’accélérer le mouvement de création et de développement d’écoles libres. Parallèlement, il élargit son organisation dans les milieux économiques et se renforce au point de se permettre de claquer la porte du Conseil consultatif du protectorat. C’est la rupture. L’assassinat du leader nationaliste Ferhat Hachad suscite un appel à la grève générale le 8 décembre 1952, qui est suivi d’une répression terrible. Aboubakr El Kadiri est alors exilé près de Taroudant (à Tafingoult) et confiné dans une pièce fermée, avec pour toute nourriture du pain sec et de l’eau. Il sera libéré un an plus tard. Entre 1935 et 1955, il totalisera cinq années d’emprisonnement. De cette période de détention, Aboubakr El Kadiri déclarera que « la prison est une des écoles de la vie. On y apprend la patience, la sincérité et le vivre-ensemble ».
Du combattant à l’intellectuel
Le jour du retour de Mohammed V, Aboubakr El Kadiri fait partie des dirigeants qui l’accueillent à l’aéroport de Salé, main dans la main avec Mokhtar Soussi. Il sait que l’indépendance du Maroc est imminente. Surtout, il comprend que le plus dur est à venir. « Pour Sidi Boubker, l’indépendance du Maroc n’a pas été accomplie en 1956. Il lui fallait encore réaliser l’indépendance sociale, financière et culturelle », explique Moustafa Sebbakh, rapporteur de l’Académie du royaume et ami de longue date du défunt. Selon lui, Aboubakr El Kadiri aurait déclaré après l’indépendance : « C’est maintenant que le grand jihad commence ».
En tant qu’intellectuel réformiste, influencé par Mohamed Abdou, Abderrahmane Al Kawakibi ou Abdelhamid Ben Badis, El Kadiri est hanté par la précarité de ses concitoyens et le sous-développement dont souffre le pays. Il est en perpétuel questionnement sur les raisons du retard des musulmans sur les autres nations. Dans son étude sur Les valeurs civilisationnelles dans les travaux d’Aboubakr El Kadiri, Mustapha Sebbakh affirme que « contrairement à ceux qui diabolisent l’Occident, l’accusant de tous les maux du monde arabe, Aboubakr El Kadiri perçoit le manque de conscience et la faiblesse des acquis religieux comme les raisons principales du retard des peuples arabes ».
Il sait que s’il est un combat que le Maroc ne doit pas perdre, c’est celui qui l’oppose à l’ignorance. D’où ses efforts pour faire de l’école Annahda un lieu non pas d’enseignement, mais d’éducation. Il est aussi préoccupé par le présent et l’avenir des pays islamiques, par le sort des Palestiniens qu’il soutient dès les années 1940. Pendant vingt ans, il sera secrétaire général de l’Association marocaine de soutien à la lutte palestinienne, qu’il a créée en 1968. Pour la Palestine, que de manifestations organisées par lui, que de fonds réunis. Il accompagne Abou Ammar dans les camps de réfugiés à Beyrouth, sous les bombes israéliennes. Et Yasser Arafat ne viendra jamais à Rabat sans faire escale dans la maison Kadiri, à Salé.
La politique sans compromis
Une maison où Sidi Boubker préfère rester et conserver son rythme de vie, en toute humilité, se consacrant à l’écriture et à l’enseignement. Il n’en a pas moins joué un rôle de premier plan après l’Indépendance, en tant qu’inspecteur général de l’Istiqlal et membre du comité exécutif. Mohammed V comme Hassan II le chargeront également de plusieurs missions de haute importance auprès de dirigeants de pays arabes, africains ou musulmans. Dans les années 1970, il siège au sein de la Koutla aux côtés de Abderrahim Bouabid, qui le considère comme son « père dans le nationalisme ». Malgré les occasions qui se présentent à lui, El Kadiri refusera toute fonction officielle. Son désintéressement et sa modestie lui valent le respect de ses pairs, comme de ses adversaires. A la bataille politique, il préfère la confrontation intellectuelle, restant toujours au-dessus de la mêlée.
En 1980, Hassan II le désigne membre du Conseil de régence, une fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort. Egalement membre de l’Académie du royaume, El Kadiri publiera plus de 50 ouvrages, dont ses mémoires, une référence pour les chercheurs. La Fondation qui porte son nom devrait perpétuer son travail en ouvrant bientôt sa bibliothèque, riche en manuscrits et archives qu’il a précieusement conservés, aux chercheurs, étudiants et amoureux du livre. Un legs tout à son image.
Par Najlae Benmbarek
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