Le temps de la réalisation de la ligne de chemin de fer Tanger-Fès, les deux puissances investies au Maroc se retrouvent bien obligées de coopérer. L’Espagne et la France réalisent, non sans difficulté, un projet commun qui reste dans les annales.
Le 18 mars 1914, une convention est signée entre le Résident Général français, le Haut Commissaire espagnol et le représentant du Makhzen pour la réalisation de la ligne Tanger-Fès. Avant cela, les deux pays occupants ont chacun chargé une entreprise pour la conception et la réalisation du projet. La France s’est tournée vers la Compagnie Générale du Maroc (CGM), tandis que l’Espagne a désigné la Compagnia General Espagnola de Africa (CGEA). La première est le fruit d’un consortium des banques qui opèrent déjà au Maroc, avec à leur tête la Banque de Paris et des Pays Bas. La seconde est soutenue financièrement par des organismes bancaires ibériques, dont la Banco Urquijo. L’objectif de ces participations est de fonder une entreprise commune qui se nomme Compagnie du Tanger-Fès. Grâce à l’étude précise réalisée par l’historien français Jean-Claude Allain, les chiffres relatifs aux capitaux sont connus. Ainsi, sur un total de 15 millions de francs, 9 millions sont un apport français contre 6 millions du côté espagnol. De fait, le conseil d’administration de la Compagnie du Tanger-Fès est composé de 15 membres, neuf sont français et six espagnols. Le premier Président se nomme Gaston Griolet. Ce dernier est de nationalité française tandis que le vice-président, le marquis de Urquijo, est un sujet de la couronne d’Espagne. L’organigramme de la compagnie est donc en adéquation avec les sommes investies par chacun des pays. Au final, l’entreprise est à 60% française et 40% espagnole. La Grande Guerre qui éclate en Europe dès 1914, bouscule logiquement le calendrier initial prévu par la Compagnie. Cependant, le chantier marocain est trop important pour se permettre un gel total des activités économiques qui s’y déroulent. Théophile Delcassé, alors à la tête du Quai d’Orsay en 1915, exhorte la CGM de poursuivre ses efforts et lui rappeler «ses obligations morales» au Maroc. Pour rassurer les investisseurs de la Compagnie du Tanger-Fès, il précise que «la guerre européenne n’a nullement ralenti l’œuvre d’organisation économique que nous poursuivons au Maroc». Pourtant, le marché financier n’est pas sorti indemne du conflit et les apports de capitaux se font longtemps attendre, surtout du côté espagnole. Une situation qui fait naître les premières suspicions chez les cadres français, notamment chez le Président Griolet : «Il paraît même certain que (le gouvernement espagnol) s’est, dès à présent, substitué aux fondateurs et aux futurs souscripteurs qui n’auraient aucun versement à faire et ne seraient ainsi que des actionnaires apparents». La convention signée par les deux pays avaient pourtant écarté les souscriptions publiques afin qu’aucun des deux états n’impose son influence. Le but affiché du projet Tanger-Fès est d’ordre privé, c’est-à-dire lucratif. Or, une implication étatique pourrait mettre à mal cette idéologie. Une première fissure est née. La Compagnie a tout de même besoin de rattraper le retard dû à la guerre et décide de passer la vitesse supérieure.
Une volonté de fer
Les travaux de la ligne Tanger-Fès débutent en 1921 en zone française. Le premier tronçon est ouvert en janvier 1923 entre Meknès et Sidi Kacem. Dix mois plus tard vient le tour de la tranche Fès-Meknès. Les espagnoles sont quant à eux considérablement gênés par la guerre du Rif que leur livre sans répits les fidèles d’Abdelkrim Khattabi. Au final, la ligne Tanger-Fès est officiellement inaugurée le 27 juillet 1927. Elle s’étend sur 315 kilomètres dont 15 en zone tangéroise (internationale suite au statut spéciale de la ville du détroit octroyé en 1923), 90 en zone espagnole et 210 en zone française. L’ensemble de la ligne est totalement électrifié en 1933. La guerre civile espagnole vient à nouveau entraver le bon déroulement du trafic ferroviaire. La question de la gestion humaine se pose. Une majorité des employés ibériques se trouvant au Maroc sont plutôt favorables au Général Franco. Jusqu’à la chute de la république de Madrid, les autorités espagnoles se chargent de modifier le personnel récalcitrant. La France ne voit certainement pas d’un bon œil toutes ces instabilités. Elle décide néanmoins de suivre sa politique officielle de «non intervention» en s’en tenant scrupuleusement aux traités régissant le fonctionnement de la Compagnie. Par la suite, le succès de la ligne Tanger-Fès ne se fait pas démentir en permettant le transport d’un million de voyageurs par an pratiquement jusqu’à l’indépendance. Jean-Claude Allain résume parfaitement l’aventure de cette ligne devenue mythique «Née dans un climat international, tout emprunt des compétitions nationales récentes et incitant à l’initiative et au dynamisme impérialistes, la Compagnie du Tanger-Fès est l’un des témoins de l’apaisement, par le partage, d’une ancienne rivalité franco-espagnole au Maroc».