Une fois n’est pas coutume, le doyen des historiens marocains, sort de sa réserve et fait part à Zamane de sa réflexion sur l’Union du Maghreb et sur sa pertinence.
Un de vos premiers livres s’intitule Histoire du Maghreb (éd. Maspero, 1970). Pourquoi histoire du Maghreb et pas histoire du Maroc ? A l’époque croyiez-vous en un avenir d’unité pour le Maghreb?
Non, la raison est plus simple. Je donnais un cours dans une université américaine sur l’histoire du Maghreb. C’est l’organisation universitaire qui veut qu’on parle d’une région (Europe, Afrique, Amérique du Sud…) plutôt que d’un pays en particulier. Mais réserver un cours au Maghreb seul était déjà un progrès, puisqu’on distingue cette partie de l’Afrique du Nord du reste du Moyen-Orient.
Mais toutes ces unités historiques sont le résultat de l’Histoire : à un certain moment, des groupes humains, habitant divers territoires, obéissent à une même autorité politique. Viennent les historiens et les analystes bien plus tard et ils veulent à tout prix prouver que cette unité n’était pas le fruit du hasard, qu’elle était nécessaire, inéluctable. Ce qui est manifestement faux. Beaucoup d’unions politiques sont, non pas artificielles parce qu’il y a toujours une base géographique, ethnographique, linguistique, ou autre, mais elles résultent à la fois de la nécessité et du hasard. Pourquoi Grenoble est française et pas Genève, Lille et pas Liège ? S’agissant du Maghreb, nous aimons croire que son unité est inscrite dans la géographie, or ce n’est nullement évident. Quand deux territoires s’unissent, c’est d’abord qu’il existe des éléments communs (origine, langue, religion, culture, etc.), mais cela ne suffit pas. Il faut encore et surtout une volonté politique, celle d’un homme ou d’un parti, s’appuyant sur une idéologie puissante, mobilisatrice. Mais même quand cette unité est acquise, elle est toujours fragile, comme nous l’avons vu dans le cas de l’URSS ou celui de la Yougoslavie.
Jacques Le Goff a écrit un livre en 2003, intitulé L’Europe est-elle née au Moyen-âge ? Il abordait notamment la question de la volonté carolingienne dans cette construction européenne avant l’heure. Peut-on dire que le Maghreb est né au Moyen-âge en parlant de la volonté almohade ?
Jacques Le Goff parle d’une autre Europe que celle que les Européens ont édifiée après la Seconde guerre mondiale et qui risque aujourd’hui de voler en éclats. Regardez les cartes et vous verrez que le mot ne recouvre pas la même réalité. Il s’agit d’un empire fondé sur la foi et l’épée, comme l’a été l’empire omeyyade ou abbasside. Au Maghreb aussi, il y eut des tentatives d’unification impériale, celle des Fatimides, puis celle des Almoravides, puis celle des Almohades, la plus ambitieuse. Mais regardez encore une fois les cartes et vous verrez que ce n’est jamais le même territoire qui est en question. Parfois on y inclut l’Andalousie, et on parle alors de l’Occident musulman, parfois le Sahara, comme ce fut le cas avec les Almoravides. Il faut ici rappeler un fait historique important. Il arrive qu’un nouveau pouvoir, pour asseoir sa légitimité, veuille faire revivre une unité qui s’est disloquée. C’est ce qu’ont essayé de faire les Saâdiens. Ils ont voulu refonder l’empire almohade, mais dans un cadre géographique différent. Il ne pouvait être question d’y inclure l’Andalousie, définitivement perdue, ni même l’Est maghrébin tombé entre les mains des Ottomans. Alors ils ont regardé vers le Sahara. Nous avons donc une nouvelle configuration, une nouvelle conception de l’espace maghrébin, vu par les Maghrébins.
Propos recueillis par Mostafa Bouaziz et Maâti Monjib
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