Connu surtout pour sa poésie, ses œuvres romanesques et ses prises de positions politiques en faveur des libertés, Abdellatif Laâbi révèle son talent plastique. Un artiste du mot et un talentueux tisseur d’histoire peut-il, ou trouve-t-il le temps de se retirer seul, pour mettre la main à la pâte et élaborer un autre monde avec d’autres outils, d’autres matières et matériaux ? Écrire, réfléchir, agir dans la société et peindre, seraient-il incompatibles ? D’abord Laâbi n’est pas le premier et ne sera certainement pas le dernier à s’exprimer à travers plusieurs modes. Victor Hugo, pour ne citer que lui, nous laisse hésitant quant à le classer parmi les peintres ou les écrivains. Ibrahim Ben Ishaq Al Mawsili était certes un musicien, maître de Ziryab, mais on oublie qu’il était historien et poète. Al Farabi était bien entendu philosophe, mais c’est grâce à son génie musical qu’il a pu nous laisser son célèbre ouvrage «De la musique».
Mais Laâbi ne vient pas à la peinture de nulle part ; mis à part, le fait qu’il soit né dans une ville où tout est (ou était) art, Fès, il a été derrière la naissance d’un mouvement artistique qu’on nomme à ce jour «École de Casablanca». L’on doit savoir que ce groupe qui a fait (et continue) parler de lui est né en même temps que «Souffles» que dirigeait Laâbi à la moitié des années 1960.
On ne le connaissait pas peintre à l’époque, mais on savait qu’il défendait les peintres et l’art dans un temps où la culture traditionnelle ne reconnaissait que la tête comme seul moyen pour capter et dispenser le savoir. Or, si on vit passionnément dans un monde artistique, on ne peut échapper à la contamination. Abdellatif commentait, défendait, justifiait les actions artistiques tout en leur garantissant une grande liberté dans sa publication ; cela s’appelle aimer. Or on ne peut approcher l’art sans amour.
Cet amour nous ouvre aussi des passages dans l’âme artistique enfouis, cachés, souvent par des occupations, d’autres fois par les conjonctures artistiques, politiques ou culturelles. Il y a, dans l’âme humaine, des zones qui ne trouvent jamais l’occasion de s’exprimer faute de moyens. Le poète (le grand) a l’habitude de faire taire en lui le langage ordinaire, celui de tous les jours. Il l’écoute, le déguste lui dégage un passage dans son corps. Mais doit l’oublier pour créer. Quand il plonge dans ses profondeurs pour aller puiser son nouveau langage, il rencontre plusieurs situations indicibles, certaines traduisibles en mots d’autres en rimes ou rythmes mais d’autres en couleur. Il les sent, les voit, mais il reporte toujours l’entreprise de les aborder. Quand le moment arrive ; l’œuvre advient autrement.
Dans son livre «Tawassin», Hussein Ibn Mansour Hallaj a eu plusieurs fois recours au dessin, car, quelquefois le mot était vide, épuisé et sans sens aucun. C’est peut-être une manière de comprendre l’expression : «Je vois la musique et j’écoute la peinture». En décembre 2023, on pourra voir les œuvres de Laâbi au Musée Mohamed VI à Rabat.
Par Moulim El Aroussi