Lahcen Zinoun est le plus grand chorégraphe marocain contemporain. Celui qui est également un cinéaste reconnu, nous avait raconté sa rencontre avec la danse, son premier amour, à la fin des années 1950. Issu d’un milieu modeste de Casablanca, Lahzen Zinoun confesse l’immense difficulté de s’initier à une pratique, cible des préjugés et parent pauvre de la scène culturelle marocaine.
«J’ai grandi dans la Cité Ouvrière Marocaine de Casablanca que l’on appelle Socica. Ce petit quartier est de style mauresque à l’image de celui des Habous construit par les Français. J’en garde un souvenir heureux où les gens modestes se vouaient un profond respect. C’est au cœur de la Socica que je découvre la danse pour la première fois. La cité étant réservée aux ouvriers venus de tous le pays, les familles faisaient venir leurs tribus restées dans les régions d’origine à l’occasion des cérémonies comme les mariages ou les naissances. Après avoir installé les structures de fête dans les rues éclairées par de grands feux nocturnes, des musiciens animaient le quartier où les danseurs exécutaient leurs rituels. Ces spectacles de rues m’ont tout de suite passionné par la force et la magie qu’ils véhiculaient. Ils m’ont indéniablement procuré mes premiers frissons artistiques. Ainsi j’ai passé en revue tout le folklore marocain au bas de ma porte. Ce n’est donc pas moi qui suis allé vers la danse mais plutôt la danse qui est venue vers moi. Avec mes copains d’enfance, nous nous amusions également à jouer de la musique avec des petits instruments achetés ou bricolés. Je me souviens également de notre passe temps favori, celui de tourner des petits films grâce à une caméra de 11 mm que nous louions pour pas cher dans une boutique du quartier. C’est vous dire mon penchant pour le cinéma depuis ma plus tendre enfance. Une passion que j’ai d’ailleurs commencé à étudier par correspondance auprès du conservatoire indépendant du cinéma français à Paris. J’ai fait croire à mon père qu’il s’agissait de cours de français, et c’est pour ça qu’il a consenti à me payer cette formation. Mais un jour, un jeune de ma famille, qui avait lu les enveloppes, a dit à mon père qu’il s’agissait de cinéma. J’ai alors reçu la raclée de ma vie. Nous vivions dans une bulle, celle de la Socica. Dans les années 1950, nous pouvions seulement nous rendre dans le quartier mitoyen de Roches Noires où deux salles de cinémas avaient été construites. Depuis, les cinémas Chérif et Saada ont été abandonnées. Tous les dimanches, lorsque je me rendais dans la petite épicerie de ce quartier tenue par mon oncle, je passais devant l’église devenue plus tard une mosquée. A l’époque, j’étais déjà intrigué et attiré par les chants étranges qui émanaient de l’édifice religieux. Je n’hésitais à me faufiler à l’intérieur pour écouter le chœur et surtout l’orgue, impressionnant instrument. Je me suis contenté de ces plaisirs jusqu’à l’indépendance en 1956. A douze ans, j’ai enfin pu quitter mon cocon pour découvrir la ville et ses mystères. J’ai découvert un nouveau monde. Je me souviens en premier lieu de la magie qu’exerçait sur moi l’entrée du célèbre hôtel Excelsior. Au-delà de la porte en tourniquet, un formidable orchestre jouait de la musique classique dans le hall de l’établissement. Je multipliais les allers et venues devant cette porte juste pour le plaisir de capter quelques notes de ces mélodies tout à fait nouvelles pour moi. Cela me procurait une sensation et une énergie étourdissante.
«Un jour, j’aperçus à travers la serrure d’une porte close des élèves danser»
Un jour de 1958, alors que je continuais l’exploration de notre ville fraichement accessible, je fus attirée par une musique de piano envoûtante. Le bâtiment ne payait pourtant pas de mine. Il s’agissait en réalité du conservatoire de Casablanca. Je ne m’étais jamais douté qu’il existait un lieu exclusivement dédié à la musique et à son apprentissage. J’y suis entré pour la première fois en étant convaincu que ce lieu devrait m’être familier. J’ai d’ailleurs tout de suite demandé à l’accueil les modalités pour prendre des cours de musique. On m’apprend que l’inscription était gratuite et je choisis ainsi le piano. Obnubilé par ma pratique du piano, j’ai du attendre cinq mois avant de m’apercevoir que d’autres activités étaient proposés au conservatoire. Un jour, j’aperçus à travers la serrure d’une porte close des élèves danser. Ce fut tout de suite le coup de foudre. Pourtant, à ce moment précis, je ne sais même pas que cette discipline existe à part entière. Il m’a fallu cette indiscrétion pour comprendre. Je suis aussitôt descendu en courant à la direction pour demander s’il était possible de m’inscrire au cours de danse. On me répond avec enthousiasme que la discipline manquait de garçons et qu’on m’y accueillerait avec plaisir. J’étais aux anges même si je savais ca serait difficile pour moi, A cause de mon père évidemment. Je n’étais pas naïf et je savais qu’un garçon comme moi n’avait pas le droit de pratiquer la danse. Cette crainte n’était alors pas liée au fait que la discipline était sois disant réservée aux femmes, mais plus prosaïquement car elle incarnait les valeurs occidentales rejetée fermement par mon père. D’ailleurs, ce dernier ne savait pas que je pratiquais le piano depuis quelques mois. Heureusement que ma mère, qui était également ma complice, me protégeait. Elle a continué à le faire lorsque j’ai débuté la danse au conservatoire. Cette institution ne permettait que des activités parascolaires sans un réel suivi de l’enfant. C’est hélas toujours le cas au Maroc. Je suis persuadé qu’avec plus d’attentions fournis aux élèves, notre pays se révélerait être un formidable vivier d’artistes en herbe. Je prends souvent le cas des pays asiatiques, qui, à l’instar du Maroc, ne possédaient pas la culture de la musique classique importée de l’occident. Imaginez qu’aujourd’hui la Chine compte 60 millions de pianistes virtuoses. Les efforts finissent toujours par payer.