Avec le décès d’Ahmed Bouanani (1938-2011), l’art cinématographique a perdu ce qui l’aurait désigné comme « unique ». Retour sur la vie et l’art d’un poète-cinéaste hors du commun.
Le Maroc a perdu un artiste complet, dont l’œuvre est un patrimoine en soi. Homme de plume, il publie dans la revue Souffles, de 1966 jusqu’à son interdiction au début des années 1970, des essais consacrés à la littérature orale traditionnelle. Il y fait aussi paraître des poèmes en prose, qui tiennent de Rimbaud et Breton, de Khalil Gibran et Kateb Yacine : de longs récits oniriques et douloureux, qui entrelacent des images de niveaux de réalité distincts. On lit par exemple, dans Textus (2e trimestre 66) : « Je suis persuadé que je ne dormais pas. Une étoile était venue briller au milieu de mon front. […] Je la sentais battre comme un cœur d’homme ». Il sait aussi jouer des rythmes et des décrochements comme le Soviétique Maïakovski, qui « lui/ désarçonnait les nuages dans les villes radiophoniques/ (il fallait chercher la flûte de vertèbres aux cimetières du futur) » (L’analphabète, 2e trimestre 67). Après Souffles, il continue de publier, notamment un roman, L’Hôpital, fable sur l’enfermement.
Mais Bouanani était surtout un poète parmi les gens de cinéma. Après sa formation de monteur à l’IDHEC, il collabore à nombre de documentaires produits par le CCM. Il est surtout le monteur de Wechma (Traces) de Hamid Bennani (1970), que Guy Hennebelle, critique et militant tiers-mondiste français, salue comme le premier grand film maghrébin. Bouanani a aussi réalisé lui-même quelques courts-métrages marqués par la poésie populaire orale : Tarfaya ou la marche d’un poète (1966) qu’il co-signe avec Abderrahmane Tazi, et Les Quatre sources (1978), film onirique qui associe à l’image cinématographique la parole poétique dialectale « zajal ». Son unique long-métrage, Mirage (1980), raconte, sur le mode de la fable, les désillusions d’un homme après la découverte d’une somme d’argent dans un sac de farine.
Fiché communiste par le directeur du CCM Omar Ghannam, Bouanani n’a malheureusement pu s’exprimer beaucoup plus. Dès les années 1960, il est interdit de réalisation et ne reçoit qu’un salaire de misère pour ses montages. C’est pourquoi les noms d’A. Tazi (chef-opérateur) ou A. Rechiche (preneur de son) se substituent souvent au sien dans le générique de ses propres courts-métrages. Comme ce fut le cas pour 6 et 12 (1968). Il rappelle aussi, dans un entretien à Tel Quel, qu’il a été particulièrement sollicité par la commission de censure à propos de Wechma, dont il n’était en principe que le monteur. Mais ses problèmes commencent vraiment en 1971. En même temps que ceux de Souffles, quand il réalise Mémoire 14, adapté de l’un de ses poèmes. Selon Tel Quel, ce film aurait dû devenir son premier long métrage (1h48), mais la commission de censure l’ampute à chaque visionnage et détruit les images supprimées. Vingt quatre petites minutes sont finalement sauvées.
Des prouesses révélées
Les années qui suivent Mémoire 14 sont difficiles pour Ahmed Bouanani. On ne trouve plus trace de son nom dans le catalogue du CCM entre 1972 et 1976. Il reparaît en 1976, pour le montage d’un documentaire de propagande, « Pages d’histoire du Sahara Marocain » d’A. Mesnaoui (Zamane, octobre 2013). Mais s’il semble revenir dans les bonnes grâces du CCM, il n’en reste pas moins qu’après Mirage (1980), il ne réalisera plus que des documentaires de commande, consacrés aux grandes réussites socio-économiques ou au patrimoine marocain.
C’est sa formation de monteur et sa pratique de la poésie qui font selon nous la spécificité du regard de Bouanani et la valeur de ses rares réalisations cinématographiques. 6 et 12 (1968) et Mémoire 14 (1971) révèlent de manière éclatante le talent exceptionnel d’un homme qui était bien plus qu’un simple artisan du cinéma marocain. Avec ces deux courts-métrages, Bouanani inaugure une forme rare et originale de « poème cinématographique documentaire » : le travail de montage et de bruitage, beau et subtile, y est très poussé, et tente de rendre compte visuellement du vécu des Marocains.
Une sensibilté poétique
6 et 12 se compose de flashs de la vie casablancaise entre 6h et minuit, dans un somptueux noir et blanc accompagné de jazz. Aux paysages d’une ville ultramoderne, souvent pris sous des angles audacieux (rues désertes au petit jour, parcs d’attraction, usines, immeubles vus d’en bas puis rues, mer et bâtisses vues d’en haut) sont associés des scènes de vie ordinaire (chiens errants, enfants qui se rendent à l’école, balayeurs, dîneurs) ainsi que des détails plus ponctuels et plus détonants (graffitis, morceaux d’affiches de cinéma, gros plans sur pieds, visages ou mains des passants). Au fur et à mesure que la journée avance, le rythme s’accélère, l’attention se focalise de plus en plus sur des détails corporels, le montage jouant de plus en plus de parallèles cocasses. Le tout forme un ensemble beau et ludique, digne d’autres cinéastes de la ville comme Boris Kaufman, Dziga Vertov ou Jean Vigo. Mais aussi du cinéma militant français des années 1960. Ce film n’en constitue pas pour autant une dénonciation du mode de vie urbain ni un éloge de la modernité. Il tente au contraire de rendre compte d’un certain vécu multipolaire de la ville.
Ce souci de mettre en image le vécu, le ressenti, la perception est mis en œuvre avec encore plus d’audace dans Mémoire 14. Comme son titre le sous-entend (il ferait allusion au 14e siècle de l’Hégire), ce film trace une sorte de bilan de l’histoire du Maroc. Le commentaire, tiré d’un poème de l’auteur, semble dire, de manière allusive et fragmentaire, que les Marocains ont été privés de leur histoire (par le protectorat ? par un régime monarchique qui ne s’en distingue pas assez ?), que la continuité avec les Anciens a été rompue. C’est cette mémoire collective vécue, ou plutôt muette, ce ressenti, voire ce refoulé, que Bouanani essaye d’exprimer. Pour ce faire, il juxtapose des images sans rapport apparent : chacune doit avoir un effet sensible par elle-même, en même temps que par son association avec les autres. Ainsi, intercalées entre d’énigmatiques scènes de vie berbère (un Maroc éternel et souffrant ?) et de longs plans fixes sur des visages muets de vieillards (qui se souviennent ?), Bouanani monte des archives qui évoquent par petites touches la violence de la « pacification », l’inhumanité de la « modernisation » et la difficulté de la révolte. Le film se clôt avec un gros-plan fixe sur de vieilles mains ridées tandis qu’une voix énonce : « Nos chameaux sont bardés. Notre mémoire pétrifiée. Heureux celui dont la mémoire repose en paix ».
Selon le réalisateur Ali Essafi, « Ahmed Bouanani est l’un des rares cinéastes marocains, sinon le seul, à avoir eu le souci de travailler sur notre mémoire en se demandant : « Qui sommes-nous ? », « D’où venons-nous ? », et peut-être, « Comment nous en souvenons-nous ? ».
C’est une question qu’il pose aussi dans sa poésie, puisqu’on peut lire dans Territoires de l’instant (2000) : « Je suis né au royaume des fausses mémoires » ou encore « Ce pays désincarné tue ses ancêtres ». Des photos de Daoud Aoulad Syad illustrent ce dernier recueil. On sent en effet chez Daoud l’influence des audaces formelles, de l’onirisme et de la sensibilité poétique de Bouanani. Son premier court-métrage, Mémoire ocre (1989) est un hommage à Mémoire 14, qui tente, par la juxtaposition de photos de Marrakech, de rendre compte d’une certaine mémoire, d’un certain vécu de cette ville. Sans trop de surprises, on constate au générique que Bouanani en est le monteur, comme il sera le scénariste de ses trois films suivants : Entre l’absence et l’oubli (1993), Adieu Forain (1998) et Le cheval de vent (2001). Avec Ahmed Bouanani, le Maroc a perdu un père, un passeur, un penseur. Surtout une part de sa mémoire, ou, du moins de sa capacité à réfléchir sa mémoire.
Par Marie Pierre-Bouthier