Février est le mois des révolutions arabes, comme avril est le mois des lilas pour paraphraser T.S Eliot dans son célèbre poème The Waste land. Le 6 février inaugure une nouvelle séquence pour la Tunisie avec l’assassinat de l’activiste et homme politique de gauche Chokri Belaïd. L’événement, convenons-en, dépasse les contours de la Tunisie. La bataille ne fait en effet que commencer entre les forces de l’avenir aguerries depuis le déclenchement du Printemps arabe il y a deux ans et celles qui font référence à la tradition, désormais sur la défensive. Ledit Printemps arabe avait en effet surpris par l’entrain des jeunes, des femmes, des minorités religieuses et ethniques criant à l’unisson pour des valeurs de dignité, de justice et de liberté. Mais ils ne firent que tirer les marrons du feu pour les plus pragmatiques, faisant état de l’identitaire, et tirant profit de leur maillage social et du vide créé par de longues décennies d’autoritarisme. Ces mouvements identitaires et les partis qui s’y rattachent avaient et ont toujours une légitimité. Ils furent souvent mis au ban et leurs dirigeants traqués. Ils sont devenus la cible privilégiée des services de renseignements. Le traitement sécuritaire leur a valu le statut de « victimes » ou, selon l’expression consacrée par Rached Ghannouchi, madhloumia. Le népotisme et la gabegie des autoritarismes les ont hissé au rang d’opposition la mieux organisée et la plus en vue. Au lendemain des chambardements, ils étaient à même de cueillir le fruit. Ils furent portés aux commandes par les urnes. S’ils ne font plus allusion à l’expédition des urnes (ghazwaut a-sunduq), ils ne font pas moins référence à la logique des bulletins. N’est-ce pas là l’expression du choix du peuple ? Mais la démocratie serait-elle réductible à un simple jeu électoral ? En Europe, nous le savons, l’esprit démocratique a précédé le suffrage universel. Dans le monde arabe, le suffrage universel a précédé l’esprit démocratique. Cette inadéquation entre l’esprit de la démocratie et sa lettre, augurera de fortes turbulences. Comment discuter avec ceux qui se considèrent avoir été désignés par Dieu, comme l’a dit tout récemment un dirigeant tunisien ?
L’idée démocratique repose sur une idée toute simple qui n’imprègne pas totalement le paysage culturel et politique du monde arabe : la « vérité » est une affaire humaine, trop humaine, faite d’oppositions, de divergences, de compromis, d’accommodements. Elle ne peut être absolue. Or, quand le choix populaire est soumis à une vérité absolue ou qu’une vérité absolue oriente le choix populaire, on ne peut parler d’esprit démocratique. La démocratie est aussi fille de la raison et entretient des relations rebelles avec la tradition. Elle appelle à un contrat social, et si elle prend acte de l’Histoire et de la sociologie, elle n’en fait pas des fétiches.
Les deux cas tunisien et égyptien sont fort intéressants quant à l’évolution du paysage politique. Le cas marocain l’est moins. Il est plutôt un avatar, pâtissant du mal marocain : « le syndrome de l’inachevé ». En Egypte, le ton a rapidement été donné avec la conception du pouvoir considéré comme un butin (fay’) et non un contrat social. On a été édifié sur le traitement des coptes, assimilés à des dhimmis. En Tunisie, la nahda dans la bouche de son mentor Rached Ghannouchi s’accommode mal des modernistes tunisiens, perçus comme des séquelles de « l’Ancien régime » qui ont encore une emprise réelle dans les secteurs clés de l’Etat et des médias. Mais l’islamisme est évolutif, et la tentative avortée du Premier ministre tunisien démissionnaire, Hamadi Jebali, de faire appel à des technocrates est un aveu tacite de la complexité de la gestion publique qui doit faire appel à un savoir faire, plutôt qu’à des slogans.
Moins médiatisés, deux événements de très forte portée symbolique sont presque passés inaperçus. Le premier en Syrie, quand des insurgés syriens, au nom de l’orthodoxie religieuse, ont décapité la statue du grand poète et philosophe du Xe siècle Abu Al Ala’a Al Maari, dans sa ville natale de Maarat Al Nou’man. Le poète n’était pas un parangon de l’orthodoxie. Il pensait que l’usage fait des religions était de nature à séparer les êtres. Il s’est insurgé contre toute bigoterie et cléricalisme. Il n’y a de maître, ou il n’y a d’imam, disait-il, que la raison. L’autre événement a eu lieu en Egypte, quand le buste de Taha Hussein, ce Voltaire arabe, a été déboulonné. Il avait appelé à faire de l’éducation une ressource aussi indispensable que l’eau et l’air. Raison et éducation, voilà les fins mots, ou la mère de toutes les batailles.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane