Le Brexit n’est pas qu’européen. Ses retombées auront des effets incommensurables, d’abord en Europe, sommée de se redéfinir, et sur cette idéologie présentée, il y a un quart de siècle, depuis la chute du mur de Berlin, comme le viatique : la libre circulation des biens et des personnes et tout le cortège d’idées libérales rebaptisées néolibérales.
L’Europe était la compensation des empires coloniaux. Ceux-ci avaient perdu leurs possessions et leur impérium, mais ils les ont réinvestis en avoirs et en influence. In fine, ils avaient gagné au change. Telle une personne qui, après une longue carrière de labeur, d’aventures et de « bons et loyaux » services, se la coule douce dans sa retraite dorée. Les grandes choses reviennent à l’Amérique, et l’Europe se met en back-office pour débourser quand il le faut. Dans un monde sans enjeu, c’était attrayant. La Grande-Bretagne a tapé à la porte de ce club de riches et a fini par en faire partie. Utilitarisme oblige. Tant que durait l’embellie. Elle le quitte alors que se profilent les inquiétudes et les incertitudes.
On ne peut voir la chose sous le seul angle d’un simple retrait, ni prétendre que la citadelle de Bruxelles sera la même. Trop tôt pour se livrer à des conclusions. Il y aura, et cela a été dit et répété par les hauts responsables de l’Europe, des répercussions financières, économiques et politiques. Ce qui nous intéresse en premier lieu, ce sont les retombées politiques, à l’intérieur de chaque pays d’Europe, et les répercussions géostratégiques sur le monde.
C’est une aubaine pour les tendances nationalistes ou souverainistes en Europe, et une prime aux promoteurs du protectionnisme économique et culturel de par le monde. La sortie de la Grande-Bretagne de l’UE a apporté de l’eau au moulin du candidat à la présidence américaine Donald Trump, adversaire déclaré du libre-échange et de l’immigration.
Mais c’est sur les implications géostratégiques que nous voulons conjecturer. La Grande-Bretagne, dans son divorce européen, deviendra bigame, partagée entre son allié atlantique et ses « vassaux » du Commonwealth. Autrement dit, nous assisterons à un retour du relent colonial. La France ne sera-t-elle pas tentée par la même aventure ? Ne donnera-t-elle plus de lustre au « sommet France-Afrique », en le sortant d’un simple gathering à un cadre institutionnalisé ? Quid de l’Allemagne ? Ne pourra-t-elle pas renouer avec ce vieux rêve des Kaisers de Mitteleuropa ? Et l’Espagne ne sera-t-elle pas tentée de voir plus du côté de l’Amérique Latine ? Les derniers à regagner l’Europe des anciennes « démocraties populaires », ne seraient-ils pas amenés à renouer avec l’Ours russe revigoré et plein d’appétit ?
C’est une nouvelle distribution de cartes qui s’annonce. Et nous serons, peut-être, amenés à prendre le Brexit comme un marqueur historique autant que nous l’avons fait, pendant un quart de siècle, avec la chute du mur de Berlin.
Le Brexit n’est-il pas le symptôme de quelque chose de profond ? Le délitement du rêve d’Erasme ? Car, ne l’oublions pas, la matrice de l’Occident c’est l’Europe. C’est dans son giron que s’est cristallisé le génome de l’Occident dans un lent processus de maturation, par la force des idées, l’aventure militaire, les guerres religieuses, les Lumières, la révolution industrielle, la pensée positive… Cette dynamique s’est muée en valeurs qui ont fait la fabrique de l’Occident. Ce brevet d’invention n’est-il pas menacé ? N’est-ce pas là ce que Bernard-Henry Lévy, dans un bel article dans Le Monde (du 26-27 juin), décrit comme étant la victoire de l’ignorance sur le savoir ? L’achèvement d’un corps exsangue qui se moquait de son âme, de son histoire, de sa vocation ? Et d’asséner son jugement, tel un couperet : « Ce n’est pas l’aube d’une refondation, mais le possible crépuscule d’un projet de civilisation ».
C’est à méditer car, ne l’oublions pas, notre sort, pendant plus d’un siècle, est attelé au fiacre de l’Europe. Dire que la sortie de la Grande-Bretagne ne nous affectera pas, c’est la preuve, encore une fois, de la victoire de l’ignorance sur le savoir, et de la crétinerie sur l’esprit.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane