C’est une drôle de coïncidence, comme dans une éclipse, que 67 ans se soient écoulés depuis ce qui est appelé la « nakba » (la catastrophe) de 1948, et 48 ans depuis la défaite égyptienne en juin 1967, ou ce qui est appelé la « naksa » (la chute). Le monde arabe actuel est le produit de ces deux grands moments que d’aucuns appellent le big bang. Dans un bel article, le grand poète marocain Mohammed Bennis s’est penché récemment sur l’état de décrépitude qui sévit dans le monde arabe actuel. Il avance que l’un des symptômes de l’indigence culturelle qui prévaut est l’incapacité à forger un terme pour rendre compte de l’état des choses dans le monde arabe. La faculté d’analyse a perdu de sa superbe et la langue de sa force. Mais revenons à ces deux moments structurants, 1948 et 1967. La nakba, terme forgé dans le pamphlet « fi maâna al-nakba » (le sens de la catastrophe) du professeur Constantin Zuraïq de l’université américaine de Beyrouth, référait à la défaite des légions arabes face à Israël. Pour lui, la défaite n’était pas que militaire. Le terme a subi un glissement sémantique pour que nakba signifiât la création de l’État d’Israël. Peut-être qu’avec du recul, nous pourrons apporter un nouvel éclairage sur ce tournant et solliciter le sens de la nakba ? La culture politique dans le monde arabe, c’est-à-dire au Moyen-Orient de l’époque, avait muté. Les élites politiques raffinées, avec le commerce des langues européennes, la connaissance de l’Occident, le penchant pour le compromis, ont été supplantées par de jeunes officiers d’extraction populaire, rustres pour la plupart, pleins d’acrimonie, monolingues, ayant peu de commerce avec l’Occident et qui avaient compensé leur indigence culturelle par des slogans et une boîte à outil idéologique pauvre, mais générale et généreuse. Par son niveau de développement, la Syrie des années 1940 pouvait être comparée à l’Espagne ou à l’Italie de l’époque, et l’Égypte, abstraction faite des frasques du roi, était une étoile montante par ses aspects économique, culturel et social. Le Moyen-Orient a inauguré la page des coups d’État, de l’avènement de l’armée aux commandes du pouvoir, des assassinats politiques, voire du terrorisme. Nasser, homme providentiel ou symptôme d’une crise ? Seul compte en politique le résultat, et Nasser fils de 48, était responsable de 67. Bien sûr qu’il y avait le contexte de la guerre froide, mais le manque de rigueur, la propension au bluff, le recours à la magie des mots, ou le donquichottisme qu’on appelle en arabe al ântariyat, étaient des traits consubstantiels à l’état d’esprit de l’époque. On prêtait à Moshe Dayan la phrase suivante : « Il y n’a rien à craindre de peuples qui ne lisent pas, et quand ils lisent ne comprennent pas, et quand ils comprennent, ne retiennent pas, et quand ils retiennent, ils n’en font pas état ». Et c’est toujours au même Dayan qu’on prêtait cette remarque : « Les Arabes ne savent même pas faire la queue dans une station de bus ». Le trait marquant dans la culture politique et dans la culture tout court est l’absence de l’abstraction, l’incapacité à la conceptualisation et au manque de rigueur. Au lendemain de 1967, certains mouvements de gauche étaient conscients de l’origine du mal, et des Palestiniens commençaient à imprimer une nouvelle culture, rigoureuse, froide, cynique même, mais ils étaient envahis par un mouvement de masse qui faisait appel à la tradition. Le centre de gravité du monde arabe avait muté du Caire à Riyad et le pétrole aidant, une nouvelle culture commençait à se frayer la voie avec la mainmise sur les médias. Si Nasser avait régné grâce à la « voix des Arabes », c’est désormais l’ère des médias transnationaux, journaux, mais surtout télévisions, MBC d’abord, puis à al-Jazeera ensuite qui deviennent les vecteurs de l’opinion publique. Al-Jazeera est aux masses arabes ce que « la voix des Arabes » était, il y a de cela une génération. Ces deux vecteurs procèdent du même souci, flatter l’égo et caresser l’affect, avec le même phénomène de logorrhée. Beaucoup avaient pensé que le « printemps arabe » allait fermer la parenthèse de la culture de l’à-peu-près, que les deux mots, «boukra» (demain) et «maâlich» (pas de souci) rendent superbement, par une nouvelle génération rompue aux valeurs universelles. La dérive fut patente. C’était la rancune des bas-fonds dans l’accoutrement de la tradition et les obsessions identitaires qui gagnèrent l’espace public. Sursaut ou convulsions d’agonie ? À vous de répondre. Si j’avais une quelconque légitimité pour conjecturer sur le monde arabe, j’aurais répondu au questionnement de Bennis, en proposant le terme de « nakfa », qui veut dire tarissement ou autisme. N’ayant pas de légitimité, je me permets de paraphraser Franz Fanon : le jeu arabe est terminé. Il faut chercher autre chose.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane
L’approche de Si Hassane s’est surtout interessée à la dimension intellectuelle et culturelle de la Nakba. Il me semble que cet evenement a cassé le mental des peuples et des élites arabes. Ils vivaient dans le reve de pouvoir agir un jour. La Nakba leur a enlevé meme ce rêve. En somme, la Nakba devait les reveiller, mais au lieu de cela, elle leur a fait découvrir la reposante posture de la victime qui passe son temps à geindre et à pleurer son sort.
Bel article, seulement la (nakssa) c’est la (rechute).