Considéré comme le père du football marocain moderne, père jégo aura marqué l’histoire du maroc et de ses deux clubs casablancais. Patriote sincère, il incarnera tout au long de sa carrière la résistance par le sport.
Automne 1956. Des dizaines de milliers de Casablancais affluent vers le stade Marcel Cerdan (ex complexe Mohammed V) pour assister au premier derby entre le Wydad et le Raja. Le début d’une longue et éternelle rivalité s’écrit ce dimanche. Le Wydad, auréolé de ses cinq titres remportés sous le Protectorat, est le grand favori de ce premier championnat du Maroc indépendant. Mais sur la pelouse, une surprise attend la prestigieuse équipe rouge et blanc. Les joueurs du Raja pratiquent un football chatoyant et fluide, fait de passes courtes et de gestes techniques spectaculaires, à l’opposée de l’orthodoxie anglo-saxonne du Wydad, basée sur de longs centres destinés à un seul attaquant de pointe. La tension est à son comble, les deux équipes se neutralisent et la rencontre semble mener vers un match nul. A quelques minutes de la fin, les Rajaouis mènent une dernière attaque et partent à l’assaut de l’adversaire. Après plusieurs dribbles et passes, Mohammed Al Achir, surnommé « le Ouejdi », reçoit le ballon et décoche un tir lourd et précis qui se loge directement dans les filets du Wydad. La moitié du stade exulte, jubile ; l’autre moitié plonge dans des abîmes de stupeur et de déception. Le petit poucet rajaoui remporte sa première bataille contre l’ogre wydadi.
Sur les bancs des Verts, un homme savoure cette victoire. Elle a pour lui un succulent goût de revanche. Mohammed El Affani, alias Père Jégo, se souvient alors comment il a été viré du Wydad, cette équipe qu’il a aimée et entraînée, et comment il a réussi à en créer une nouvelle, jeune et conquérante. Un homme, deux amours et une éternelle rivalité qui attise les passions, jusqu’à présent.
Naissance d’un prodige
Né en Tunisie en 1900, d’une mère tunisienne et d’un père commerçant originaire de Taroudant, Mohammed El Affani n’a que sept ans lorsque son père décide de regagner ses pénates et revenir s’installer au Maroc, avec sa famille. Adolescent, Mohammed a le privilège de poursuivre ses études, d’abord à l’école hispano-portugaise, avant d’obtenir son bac au Lycée Lyautey, établissement presque exclusivement réservé aux Français. Il devient alors le deuxième Marocain de l’Histoire à obtenir le prestigieux diplôme d’études secondaires. Ce dernier lui permet, après une courte formation bancaire effectuée à Paris, d’occuper un poste de responsable administratif au Crédit Lyonnais. Nous sommes en 1919 et une belle carrière de cadre administratif est tracée pour le jeune Mohammed El Affani. D’ailleurs, il sera nommé quelque temps plus tard à la tête du bureau marocain de la Banque franco-algérienne. Mais le jeune homme, dynamique et bouillonnant, n’est pas fait pour une vie de rond-de-cuir, à se morfondre dans un bureau, éplucher les registres et vérifier des chiffres. En 1922, il décide donc, contre l’avis de son père, de se rendre en France pour accomplir ce qu’il a toujours rêvé de faire : jouer au football !
Si Mohammed a choisi de retourner en France trois années après l’avoir quittée, c’est qu’il a au préalable tissé des contacts avec le monde du ballon rond hexagonal. Il rejoint au début la modeste équipe de L’Yeuse où il se fait baptiser « Jégo », du nom d’un illustre footballeur français de l’époque. Après cette expérience en France, il retourne au Maroc pour rejoindre l’Union Sportive de Casablanca, pour occuper le poste d’arrière droit sans véritablement briller. Il sait alors que sa carrière de joueur est arrivée à son terme et qu’il doit se tourner vers d’autres horizons. Ce qui n’est pas pour déplaire à son père, riche commerçant du Souss, qui lui répète souvent : « Tu as des doigts en or et tu préfères courir après un ballon rempli de vent !». Malgré les brimades paternelles et ses remarques acerbes, celui que l’on nomme désormais Père Jégo ne renonce pas à son histoire d’amour avec le football, et se transforme à partir des années 1930 en dénicheur de talents.
Parallèlement à sa carrière footballistique, il s’adonne aussi à ce qui deviendra sa deuxième passion : le journalisme. En 1929, il rejoint le Petit Marocain en même temps que Radio Maroc : le premier pour occuper un poste de pigiste, le second en tant que commentateur sportif. En 1949, son parcours de journaliste croise celui d’une star mondiale et idole de toute une nation : Larbi Ben M’Barek. Père Jégo enregistre alors une interview avec « la Perle noire » qui demeure dans les annales du journalisme sportif national. Sans le moindre complexe face à une légende vivante, que toutes les grandes équipes européennes s’arrachent à l’époque, Père Jégo n’hésite pas à titiller Ben M’Barek et lui poser des questions incommodes et embarrassantes. Le journaliste interroge le sportif sur le foot, son expérience à Marseille, Paris et Madrid, mais aussi sur la politique, l’engagement nationaliste et les revendications d’indépendance. Une profonde amitié lie désormais ces deux hommes, icônes du football marocain.
La muse Oum Kalthoum
Au milieu des années 1930, Casablanca est un chantier économique et urbain à ciel ouvert. Des boulevards tracés au cordeau traversent la ville, des immeubles à l’architecture audacieuse émergent et des voitures rutilantes sillonnent les artères de cette nouvelle métropole. Casablanca devient la plus européenne des villes du Maroc et une bonne partie de ses habitants proviennent de la rive nord de la Méditerranée. Une situation sociale et démographique qui marque la pratique sportive de cette ville. Les clubs de football sont formés, dirigés et coachés par une majorité d’Européens. Les Marocains n’ont d’autres choix que de pratiquer leur sport dans la rue, formant ainsi plusieurs petites équipes de quartiers. A Derb Loubila, dans le quartier Bourgogne, une petite équipe d’«indigènes» s’exerce non loin de la caserne des marins. Jusque-là sans entraîneur, les joueurs de l’équipe se tournent vers Père Jégo et l’exhortent à devenir leur coach. Il décide alors sans hésitation à prendre en charge cette équipe 100% marocaine. Mais un dernier détail le préoccupe : trouver un nom à cette équipe qui en est jusque là dépourvue.
Alors que le nouvel entraîneur de l’équipe anonyme se balade dans les ruelles de l’ancienne médina, il s’arrête devant le cinéma Impérial. La grande salle, située rue du commandant Provost, projette ce jour-là le dernier film de la diva égyptienne Oum Kalthoum, au titre succinct et qui deviendra désormais célèbre : Wydad (Amour, ndlr). Coïncidence ou illumination, Père Jégo nomme ainsi son équipe qui se distinguera plusieurs décennies plus tard comme le club de football le plus titré du Royaume. Présidés par Mohammed Benjelloun Touimi, les Diables rouges remportent, sous la tutelle de Père Jégo, cinq Ligues du Maroc, l’équivalent du championnat national au temps du Protectorat. Le Wydad devient dès lors l’équipe la plus populaire du Maroc, revendiquant haut et fort, en plein Protectorat, son désir d’émancipation nationale.
Au début des années 1950, alors que la Résistance à l’occupation française est à son paroxysme, une rencontre oppose le Wydad au club algérien de Belabbes. Quelques minutes avant le coup d’envoi, Père Jégo déboule des vestiaires, foule la pelouse du stade, lève les yeux vers les gradins et remarque l’absence du drapeau marocain. Furieux, Père Jégo refuse d’entamer le match tant que la bannière marocaine n’est pas hissée. Face à l’impatience du public, composé majoritairement de Français, les organisateurs se rendent à l’évidence et ramènent, la mort dans l’âme, le drapeau rouge à étoile verte. Satisfait, Père Jégo rappelle enfin ses joueurs pour amorcer la rencontre. Le prestige du Wydad et de son entraîneur prennent de l’ampleur. Le club bidaoui devient un véritable symbole d’indépendance et d’émancipation. Tout au long de sa carrière, Père Jégo n’a cessé d’exprimer son engagement nationaliste et sa fierté de Marocain, attaché à son pays, son histoire et ses traditions. Il est d’ailleurs le seul entraîneur à oser se coiffer d’un Fez et ce, même dans l’enceinte des stades de football.
Convaincu de la nécessité pour le Maroc de recouvrer son indépendance, Père Jégo serait le premier entraîneur de football à sensibiliser ses joueurs à cette cause. Abdelhak Mendoza, l’actuel coach du Racing Athlétique de Casablanca, ira jusqu’à le qualifier d’« intellectuel ». Père Jégo « était un homme, un sportif et intellectuel exemplaire », témoigne-t-il. L’ayant brièvement côtoyé dans sa jeunesse, Mendoza se remémore un homme hors du commun, qui a « révolutionné le football marocain ». En termes purement footballistiques, Père Jégo aura été le premier entraîneur à intégrer les facteurs psychologiques en matière de coaching, endossant le rôle de grand frère pour ses joueurs, à l’opposé de l’autoritarisme pratiqué par la plupart des coachs de l’époque. Très aimé par ces joueurs, Père Jégo sera adulé par le public, ce qui ne l’empêchera pas d’avoir des ennemis.
Club de coeur, club de raison
En 1952, alors que le Wydad glane titre sur titre, le club décide de réunir son assemblée ordinaire. Conformément aux usages de l’époque, c’était aux joueurs d’élire le staff dirigeant du club, dont l’entraîneur. A la surprise générale, les joueurs votent le départ de Père Jégo, considéré pourtant comme le père spirituel du club. Toute sa vie, il ressentira cette décision comme une trahison, un coup de poignard dans le dos, porté par une équipe qu’il aimait comme sa propre famille.
Ce complot ourdi par certains dirigeants du Wydad, qui auraient soudoyé quelques footballeurs, a attristé, anéanti Père Jégo. Il tombe malade et reste alité pendant de longs mois, souffrant des premiers symptômes de diabète et d’hypertension. Mais si le vieux lion est blessé, il n’est pas encore mort.
Se remettant petit à petit de ce terrible coup dur, Père Jégo se rend régulièrement à un café du quartier populaire de Derb Sultan. Un petit café, dont le nom sera célébré et chanté par des générations de Casablancais : le Raja. Avec ses amis, Père Jégo y jouent souvent aux Dames, l’un des passe-temps favoris des Marocains à l’époque. « C’était un grand amateur de Dames, il organisait souvent des duels avec Larbi Ben M’barek. Les gens affluaient de toute part pour assister à ce match d’un autre genre », se rappelle Abdelhak Mendoza.
Un jour, Père Jégo y a reçu une délégation d’un petit club de quartier en quête d’entraîneur. Il s’agit d’une modeste équipe du nom d’Al Fath Al Bidaoui, dont le président est un Algérien. Père Jégo ne tarde pas à donner son accord, signant la seconde naissance de sa carrière d’entraîneur. Le quartier de Derb Sultan devient quant à lui l’épicentre du club, qui sera par la suite baptisé Raja Club Athlétique, du nom du café préféré de Père Jégo. A ses nouveaux joueurs, Père Jégo inculque un jeu proche de celui pratiqué en Amérique latine. « Les capacités physiologiques des Marocains se rapprochent davantage de celles des Sud-Américains que des Européens. Il est donc plus logique de s’en inspirer », se serait-il justifié. Spectaculaire et agréable à regarder, la nouvelle équipe ne tarde pas à réunir des centaines de supporters.
« La particularité du Raja, c’est qu’elle jouait d’abord pour produire du beau jeu, pour faire plaisir à son club, plus que de jouer pour gagner », se souvient Mendoza. Pour son effectif, Père Jégo fera appel à d’anciens joueurs du Wydad, comme Kadmiri ou Kacem Kacimi, qu’il associe à de jeunes talents prometteurs. « Je créerai une équipe qui restera en travers de la gorge du Wydad », aurait déclaré Père Jégo après sa mise à l’écart du WAC et il tiendra parole. En l’espace de quelques années seulement, le Raja de Casablanca se hisse en première division pour ne jamais la quitter. Commence alors l’histoire d’un des derbys les plus prestigieux d’Afrique du Nord. Un match qui oppose au moins deux fois par an les deux clubs phares de la ville blanche. « Si le Wydad est mon club de coeur, le Raja est le club de la raison », dira Père Jégo tout au long de sa vie à propos de ces deux mastodontes du ballon rond.
Vivre pour le football
Père Jégo passe treize années à la tête des « Verts », n’hésitant pas à mettre la main à la poche, sacrifiant ses propres biens, matériels et financiers, par amour pour son club et le football. « Ce que je peux vous dire c’est que Père Jégo n’était pas un nanti, c’est un homme qui vivait pour et par le football », témoigne l’entraîneur du RAC pour qui l’héritage que Père Jégo a laissé à ses joueurs n’est autre que l’amour du beau jeu. Un si bel héritage de cet homme qui s’est éteint, le 30 août 1970 dans sa modeste demeure à Casablanca. Il laisse derrière lui la légende du fondateur et entraîneur des deux plus grands clubs du Royaume, dont les noms suscitent toujours autant de passion et ferveur.
Bonjour,
Je serai ravie de vous rencontrer et de discuter de votre article. J’ai des éléments et des documents qui pourraient vous éclairer encore mieux sur l’histoire de Wedad et du père jego que Dieu ait son âme dans sa miséricorde avec celle de mon père feu Hadj Mohammed BENJELLOUN.
Ce serai un plaisir de les partager avec vous.
Cordialement,
Amina BENJELLOUN
Bcp d’erreurs dans cet article. Le Pere Jego est resté au Wac jusqu’en en 1955; il vous suffit pour cela d’aller consulter des feuilles de match de la presse d’époque.