On n’a pas fini d’explorer les conditions qui ont amené l’établissement d’un double Protectorat au Maroc. Pourquoi un double et pas un «simple» ? Et pourquoi pas quadruple, quintuple ou sextuple, quand on voit le nombre de puissance européennes qui se disputaient le gâteau marocain.
Le sujet fascine. Il est surtout inépuisable parce qu’il ouvre sur un certain nombre de perspectives, et pas seulement une. Justement, l’historiographie marocaine a construit un récit national autour d’une hypothèse. Ni deux, ni trois. L’hypothèse devenue officielle est celle de la colonisation par la dette. Je t’endette, je t’étouffe et je prends tes richesses comme gage.
Cette hypothèse a été retenue parce qu’elle valide l’idée de l’accident. Le double Protectorat serait un accident de parcours dans la longue histoire de la Nation et de l’Etat.
La théorie de l’accident a aussi été brandie illico presto par les nationalistes. Pourquoi ? Parce qu’elle exclut toute cause interne, endogène, marocaine, et met les Européens au banc des accusés. Pour l’autocritique, on repassera…
Nous ne sommes plus loin de la théorie du complot. Nos manuels scolaires apprennent d’ailleurs à nos enfants que le Maroc n’a été occupé «que» parce que les puissances européennes ont comploté pour le prendre de force.
Même les écrits du grand Abdellah Laroui, qui sont pourtant d’une finesse et d’une complexité absolues, répondent à leur manière à ce cahier des charges. L’occupation devient alors le résultat final d’un très long cycle de perturbations endogènes consécutives à des pénétrations exogènes. Par le commerce, qui a servi de porte d’entrée dès le XVIIIème siècle, les Européens ont perturbé le maillage politique et social qui maintenait les équilibres de l’empire chérifien et empêché sa progression/évolution naturelle…
Le complot, l’accident, le facteur extérieur, la greffe. Rien d’autre.
En réalité, cette théorie était déjà adoptée par les sultans eux-mêmes. Dès l’ère saâdienne, dans le Moyen Âge tardif, les Marocains s’étaient résolus à l’idée que le danger ne vient que de l’extérieur. Qu’il soit musulman ou chrétien, Ottoman ou Européen, qu’il vienne par la mer ou par les terres, du Nord ou de l’Est, l’ennemi reste l’étranger. Il suffit de lui fermer la porte !
Comment combattre cet ennemi extérieur ? En s’isolant, en mettant des barbelés autour de ses confins ou de ses frontières, en se coupant du monde ! C’est exactement cette ligne de conduite qui a été adoptée depuis la disparition d’Ahmad Al Mansour et de la fin du rêve du Grand Maroc poussant naturellement vers le sud et vers l’est.
Les structures du Maroc précolonial datent pour l’essentiel du XVIème-XVIIème siècle, au croisement des ères saâdienne et alaouite. L’isolement forcené a maintenu ces structures figées, insensibles à l’évolution du temps, indifférentes aux grands changements qui ont affecté l’Europe voisine, les grandes idées et courants de pensée, les grandes révolutions…
En maintenant la société et l’Etat dans un état d’arriération extrême, cet isolement aura finalement causé une pression, cette fois intérieure, d’une puissance phénoménale, rendant la souveraineté de l’Empire chérifien, voire sa réalité même, quasi impossibles.
Tout cela pour dire que si la pression européenne, qui a été à la fois militaire et économique, a étouffé l’Empire, c’est sa propre gabegie qui l’a réellement mis à terre. Comme le rappelle un excellent document qui vient d’être publié aux éditions la Croisée des chemins («Dette publique et impérialisme au Maroc 1856-1956», lire P. 76), la double tenaille militaro-économique a étouffé d’autres empires, d’autres pays, sans nécessairement les «tuer». Malgré leurs défaites militaires, et malgré leurs faillites économiques, elles ont gardé une once de souveraineté parce qu’elles reposaient sur un Etat et une Administration, c’est-à-dire des structures modernes.
Ce n’était pas le cas pour le Maroc du début du XXème siècle.
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction