A l’occasion de la traduction en arabe des œuvres complètes de Rousseau, l’historien Abdesselam Cheddadi répond aux questions de Zamane.
Vous venez d’achever la traduction en arabe du premier d’un ensemble de quatre volumes consacrés aux écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau, projet que vous menez en collaboration avec Makram Abbes et Ali El Yousfi. Au-delà du fait que le monde entier célèbre, en 2012, le tricentenaire de cet auteur, pourquoi un projet de cette ampleur ici et maintenant ?
Effectivement, le monde fête en 2012 le troisième centenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. C’est un événement intellectuel, spirituel et politique de première importance, car Rousseau est à la fois un des plus grands philosophes des Lumières qui a apporté une nouvelle vision de l’homme et de la société, un immense écrivain qui a insufflé un esprit nouveau à la langue et à la littérature françaises, un auteur qui a renouvelé la sensibilité et la spiritualité de l’homme et, par-dessus tout, un penseur politique qui a révolutionné les conceptions du pouvoir et de l’organisation de la société. Mais pour vous dire la vérité, notre projet de traduction de la pensée politique de Rousseau est parti de préoccupations plus larges, qui ne sont pas spécialement liées à Rousseau. En fait, depuis fort longtemps, j’essaie avec de nombreux amis de formuler un projet qui puisse répondre à la nécessité de traduire en arabe les plus grands penseurs de l’époque moderne. Cette tâche vitale pour la culture arabe et musulmane, qui attend d’être réalisée depuis plus de deux siècles, rencontre des résistances incompréhensibles si l’on considère que la première aspiration de toute société moderne, dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre, est d’accueillir, d’assimiler et de faire fructifier toutes les formes de pensée de l’homme d’où qu’elles viennent, afin d’être capable de participer à l’œuvre universelle commune.
Les Arabes n’ont pourtant pas toujours été à la traîne dans ce domaine…
Effectivement, les Arabes ont été autrefois parmi les premiers à comprendre ce genre d’aspiration et ils avaient accompli dans ce sens, pendant plus de deux siècles, à l’époque abbasside à Bagdad mais aussi à l’époque omeyyade à Cordoue, la plus grande entreprise de traduction qui ait jamais été réalisée dans le monde avant l’époque moderne. Ce mouvement de traduction a eu deux conséquences d’une portée considérable sur le destin de la civilisation humaine. D’une part, il a permis la prise de conscience par les musulmans, à un niveau social et politique, du caractère universel de la science, et a ainsi stimulé à un très haut point l’enseignement et la recherche scientifiques et contribué au développement des sciences dans tous les domaines. D’autre part, par ricochet, il a été à l’origine du mouvement de traduction dans les pays européens chrétiens à partir du Xe siècle, en considération justement de l’universalité de la science, et ce malgré l’hostilité séculaire et les guerres permanentes entre chrétiens et musulmans. Mais, aujourd’hui, pour des raisons très complexes tenant à la fois aux rapports de force dans le monde et à la courte vue des dirigeants politiques arabes, les sociétés arabes n’ont pas su renouveler ce geste fondamental. Confondant la fidélité à leur culture avec la rigidité et le dogmatisme, elles n’ont pas compris ou voulu comprendre que pour défendre celle-ci, il faut d’abord passer par l’assimilation de toutes les autres cultures du monde, en particulier la culture occidentale, qui a été à l’origine des grandes transformations modernes. Cela passe nécessairement par un vaste mouvement de traduction, qui n’a pas pu voir le jour jusqu’à aujourd’hui. Car tout ce qui a été fait jusqu’ici en matière de traduction est du bricolage qui n’a pas eu d’impact décisif sur la culture arabe.
Rousseau n’avait-il pas déjà été traduit en arabe ? Quelle a été jusqu’ici sa place dans le monde arabe ?
Rousseau a été l’un des premiers grands penseurs français à être traduit en arabe, et ce dès l’époque de la Nahda, vers le milieu du XIXe siècle. En effet, Du Contrat social figurait, à côté du Dictionnaire philosophique de Voltaire, des Lettres persanes et de L’esprit des lois de Montesquieu, dans le premier programme de traduction réalisé par Tahtâwî à son retour, en 1831, de sa mission en France. Malheureusement, contrairement à d’autres pays comme le Japon, le monde arabe n’a pas continué une politique soutenue de traduction. Ainsi, sur plus d’un siècle et demi, il n’y a jamais eu de traduction en arabe des œuvres complètes de Rousseau et quelques-unes parmi ses œuvres politiques les plus importantes n’ont pas été traduites jusqu’à ce jour. D’autre part, les traductions existantes, comme celles du Contrat social ou du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes souffrent de nombreux défauts et ne sont pas accompagnées d’appareil critique. C’est ce qui nous a poussés, mes collègues et moi, à commencer notre programme de traduction de la pensée politique occidentale par les écrits politiques de Rousseau, que nous espérons pouvoir assez rapidement présenter dans un ensemble de quatre volumes. Le premier volume, dont j’avais la charge, est déjà achevé et va être publié incessamment. Les autres, j’espère, suivront au cours des deux prochaines années.
Traduire consiste à faire passer un certain contenu d’une langue dans une autre. Dans le cas de Rousseau, il s’agit plus encore d’introduire un univers conceptuel dans un autre. Cela ne va pas de soi. Comment avez-vous résolu les questions posées par la traduction en arabe de concepts rousseauistes a priori étrangers au domaine arabo-musulman ?
Le problème que vous soulevez est réel et très important. Chaque civilisation développe un univers culturel propre, qui s’exprime notamment à travers la ou les langues qu’elle utilise d’une manière singulière, souvent intraduisible. Mais au fur et à mesure que les civilisations se rapprochent pour des raisons diverses, économiques, politiques, religieuses ou autres, leurs univers se rapprochent également et ces difficultés s’atténuent. C’est ce qui s’est passé, par exemple, entre les langues européennes à l’époque moderne. En outre, les sciences fabriquent leurs idiomes particuliers, avec leurs vocabulaires techniques facilement transposables d’une langue à l’autre. Ceci est valable pour les sciences exactes comme les mathématiques ou la physique, mais aussi pour les sciences humaines et sociales, même si c’est à un moindre degré. Le problème qui se pose pour les pays arabes n’est pas vraiment d’ordre linguistique, car malgré toutes les difficultés de traduction, on arrive toujours à trouver des solutions qui, d’ailleurs, s’améliorent avec le temps. Il est plutôt d’ordre culturel et politique. Il faut d’abord décider de s’ouvrir à la culture moderne, aux cultures des autres sociétés, accepter de réformer la langue arabe et prendre la décision ferme de l’utiliser comme langue scientifique dans tous les domaines. Les difficultés de transposition d’une langue à une autre peuvent parfois être stimulantes et créatrices, contribuer à l’évolution de la langue vers laquelle on traduit et même ouvrir de nouvelles perspectives théoriques.
Parmi ces textes politiques, il en est un majeur : Du Contrat social. En quoi ce texte est-il toujours d’actualité ? Pourquoi faut-il le lire aujourd’hui ?
On peut dire sans aucune exagération que le Contrat social de Rousseau est le véritable texte fondateur de la démocratie moderne. Les concepts de liberté, d’égalité, de souveraineté, de volonté générale, de citoyenneté, d’individu, d’équilibre des pouvoirs, de représentation, qui sont les concepts clés des systèmes politiques modernes, y sont présentés et analysés de manière radicalement novatrice, qui a largement inspiré la Révolution française et sa conception de l’organisation politique et des droits de l’homme, ainsi que, d’une manière ou d’une autre, la plupart des constitutions politiques occidentales modernes. La conception rousseauiste a pu être critiquée sur certains plans, notamment sur les questions de la volonté générale et de la représentation politique, mais les perspectives d’organisation sociale et politique que Rousseau a ouvertes restent hautement pertinentes pour toute réflexion sur l’évolution des systèmes politiques modernes.
La pensée politique de Rousseau peut-elle compléter ou renouveler la lecture des philosophes politiques arabes ?
La pensée politique arabe de l’époque classique puisait principalement dans trois sources : la religion musulmane, la philosophie grecque et la pensée politique perse, surtout dans son côté pragmatique. Elle a paradoxalement développé à la fois un côté utopique d’une société idéale, basée sur les principes religieux ou sur la raison, et un côté pragmatique lié aux réalités sociales et aux contraintes du pouvoir. Mais ces deux aspects du politique sont restés séparés l’un de l’autre et ne se sont pas mutuellement influencés et fécondés. Le génie de Rousseau est d’avoir tenté de résoudre le problème éternel du politique : comment concilier l’idéal d’une société juste et respectueuse de la dignité humaine, avec le pragmatisme lié à la réalité historique et aux contraintes de l’époque. Une lecture approfondie de Rousseau permettrait de replacer la problématique de la pensée politique arabe dans une perspective comparatiste et universaliste, contribuant ainsi à la relativiser et à l’historiciser, aussi bien dans son aspect philosophique que dans son aspect religieux.
Que peut en tirer la réflexion politique arabe contemporaine, dans le contexte des révolutions arabes ?
Le Printemps arabe ne doit pas être considéré comme un aboutissement, mais comme un nouveau point de départ. Pour des raisons historiques nombreuses sur lesquelles il faudra revenir un jour en détail, qui sont liées à la fois à l’affrontement avec l’Occident et à la perpétuation de régimes politiques tyranniques, le monde arabe a, pendant deux siècles, été freiné dans son évolution sociale, politique et culturelle. La prise de conscience de la souveraineté des peuples, telle qu’elle s’est manifestée, en particulier, dans les rues de Tunis, du Caire, des grandes villes de Libye, du Yémen et de Syrie, constitue une véritable rupture avec le passé. C’est à partir de là qu’une reconstruction des sociétés arabes peut se faire sur de nouvelles bases. Dès lors que l’on comprendra qu’il ne faut plus continuer à faire du bricolage politique et social mais s’appuyer sur une base théorique solide, on devra, certes, se référer, pour cette reconstruction, en premier lieu à la pensée politique arabe, mais aussi, dans une mesure aussi importante, à la pensée politique moderne. Et c’est là que Rousseau, avec les autres grands auteurs politiques modernes, peut jouer un rôle fondamental.
Propos recueillis par Younes Messoudi