Pour Mohamed Cherkaoui, le bilan de la crise sanitaire ne se résume pas à la description de quelques semaines, aussi inédites soient-elles. En bon sociologue, son regard se porte loin, dans le passé comme dans le futur. Depuis les années 2000, le chercheur de renommée internationale s’est sérieusement penché sur le cas du royaume. Education, recherche, institutions, il a tout passé au peigne fin. En pleine pandémie, il développe pour Zamane une réflexion nourrie par les données récoltées durant toute une carrière.
Vous aviez mené une étude pour le compte de l’IRES (Institut Royal des Etudes Stratégiques) sur la question de la confiance accordée par les Marocains à leurs institutions, à la fin des années 2010. L’armée et la police venaient en tête selon cette étude. Pensez-vous que la crise que nous traversons aujourd’hui modifie cette donne ? Si nous devions prendre le pouls de cette confiance aujourd’hui, quelles analyses pourrait-on en tirer ?
C’est précisément en 2008 que j’avais convaincu notre regretté ami Abdelaziz Meziane Belfkih, l’ancien conseiller royal, de mener une recherche sur la confiance que les Marocains accordent à leurs institutions. Il s’agit d’une étude fondée sur les données d’enquêtes internationales auxquelles j’avais accès. Mon rapport a été soumis au Conseil d’orientation de l’IRES, que dirigeait Monsieur Belfkih. Il n’a jamais été publié. J’en avais donné un avant-goût dans un entretien que j’avais accordé à 2M, en novembre 2010. Cependant, vous trouverez quelques conclusions dans le chapitre huit de mon dernier ouvrage «Essai sur l’islamisation. Changements des pratiques religieuses dans les sociétés musulmanes» (Le livre est paru en français en 2018 aux Presses Universitaires de la Sorbonne, sa traduction anglaise en 2019 chez Brill). Pourquoi traiter un tel sujet ? C’est parce que la confiance est au cœur de toutes les théories du lien social, du capital social, de la stabilité politique, de la perception que le citoyen a de la sécurité des biens et des personnes, des élaborations théoriques qui tentent d’expliquer le développement économique et social.
La confiance est donc, pour vous, un indicateur fiable de l’état de la société ?
Prenons un exemple. Nous savons que les grandes crises économiques, sociales et politiques résultent en grande partie d’une perte de confiance des sociétaires dans les institutions. Rappelons-nous l’analyse du célèbre chapitre XII de la «Théorie Générale» où Keynes, étudiant les comportements mimétiques des acteurs sur les marchés financiers, souligne l’importance décisive de la confiance. On sait par ailleurs que, d’Alexis de Tocqueville à Teda Skocpol, tous ceux qui se sont livrés à de longues méditations sur les révolutions, et en ont proposé des explications, sont unanimes pour voir en elle une des composantes des mécanismes générateurs de l’activisme de citoyens qui, la veille, soutenaient l’ordre politique, tentent le lendemain de le jeter à bas. Les Marocains ne perçoivent ni évaluent de la même manière toutes les institutions. Pour ne prendre qu’un exemple, ils n’accordent pas la même confiance à l’armée et aux partis politiques : les deux distributions sont radicalement différentes et même diamétralement opposées. L’opinion publique marocaine n’accorde que peu ou pas de crédit aux partis politiques, aux syndicats et au parlement. Rares sont les citoyens qui leur témoignent une confiance assez grande ou très élevée. On notera que ce groupe est composé d’institutions politiques qui constituent en fait le cœur de toute démocratie représentative.
Le deuxième groupe comprend la télévision et la presse. Leur niveau de confiance est également médiocre. Il me serait aisé de développer une pluralité d’arguments pour expliquer la désaffection des lecteurs et téléspectateurs marocains. Vous n’ignorez pas que la presse écrite marocaine est à l’agonie. Pour mesurer un tel glas, il suffit de la comparer à la presse algérienne. Les statistiques des publications et des lectorats sont là pour en témoigner.
Un troisième groupe se compose de la police, du gouvernement. On peut y subsumer les forces armées quoiqu’elles bénéficient d’une opinion beaucoup plus favorable que les deux autres éléments de cette classe. L’opinion publique lui témoigne une très grande confiance. Aux yeux des Marocains, ce groupe détient une position diamétralement opposée au premier. J’appelle ce groupe « régalien » au sens étymologique. J’incline à penser que le Marocain le rattache directement ou indirectement au pouvoir royal. Tout se passe comme si les autres groupes ne forment que des institutions ancillaires.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°114