Peut-on dire que le Maroc a progressé depuis l’indépendance ? On ne cessera jamais de poser cette question, à chaque fois que l’on regarde la société et sa relation aux institutions modernes léguées par l’administration protectorale au nord comme au sud du pays. Sur le plan de la politique, des droits, de l’éducation, de la gestion de la vie quotidienne, sur le plan de la santé, de l’architecture, de la gestion de la ville…
Si quelques structures changent de forme, les mentalités semblent stagner, voire régresser, et fonctionner en mode pré-protectorat : XIVème siècle. Mais, pourrait-on me rétorquer : que veut dire le progrès ?
Y a-t-il une seule notion du progrès ? Quand nous nous sommes émancipés de l’occupation coloniale, n’était-ce pas cela le progrès ? La reconquête de notre personnalité perdue par le fait de la domination étrangère n’était-elle pas un progrès ? Quand nous avons retrouvé les formes authentiques du fonctionnement de notre société, n’avions-nous pas du même coup progressé ? Ou alors, c’est quoi le progrès ?
C’est le sens que recèle la langue arabe aussi. Taqaddoum, de «taqaddama», veut dire avancer. Mais avancer vers où ? Taqadama, c’est aller de l’avant. Mais aller de l’avant ne veut rien dire, tout dépend du point que l’on prend comme repère au départ de l’action. Le Robert définit le progrès comme «état de ce qui évolue, se modifie, ne reste pas identique». Mais, là encore, se modifier, ne pas rester identique, n’exclut pas le contraire du progrès : la régression.
C’est dans ce sens que les salafistes refusent dans les débats publics qu’on les qualifie de passéistes, comme étant contre le progrès, alors que dans le concept même de l’idée qu’ils donnent d’eux-mêmes, il y a du passéisme et du recul dans le sens de l’histoire. Nous avons eu droit pendant les soulèvements des rues arabes et maghrébines en 2011 à un discours développé par les islamistes, et qui parle de forces contre le progrès et en cela ils désignaient les démocrates, les laïcs et autres modernistes. Avancer ici a un sens bien mécaniquement géométrique ; avancer vers le point qu’on s’est fixé. Même dans le mot «Mustaqbal», il est difficile de trouver le sens de progresser.
Progresser commençait à prendre forme à partir du IVème siècle dans les notions des espaces, aussi bien terrestres que célestes, dans les arts, l’astronomie, la géographie, la cartographie… L’idée du progrès a commencé à germer dans les esprits des humains dès lors que la science a découvert la notion de l’univers infini. Et depuis que la pensée humaine a commencé à abandonner l’idée du monde clos.
La théologie, science qui a pour sujet l’étude de dieu, considérait et considère toujours que le monde trouve sa fin dans son début. Il s’agit d’un cycle fermé qui commence par la naissance et se termine par la mort et donc le retour des âmes vers leur origine ; le monde céleste. Dès la naissance, on connaît l’avenir. Toute la connaissance ne serait que ressouvenir de la vie que vécut l’âme dans sa vie antérieure. Le passage sur terre n’est qu’un examen, une épreuve pour pouvoir mériter la grâce divine.
Alors que la science remet en cause son passé, la théologie le glorifie, le sacralise et le maintient intact, en tant que vérité absolue. Alors que «l’histoire de la science, c’est l’histoire des erreurs de la science», dira Gaston Bachelard au XXème siècle.
La science ne cesse de renommer le monde. Progresser devient alors, depuis la découverte de l’univers infini, avancer, se projeter dans l’avenir, aller à la rencontre de l’à-venir, tout ce qui nous vient de l’inconnu, l’incertain, ce qui n’a pas encore de nom et que nous devons expérimenter et nommer pour la première fois.
De là, on oppose progressiste à conservateur ou à réactionnaire. Conservateur qui tend à conserver le passé ou plutôt à se conserver dans le passé…
La théologie conçoit le progrès comme mouvement vers l’origine, en tant que régression, une vision à rebours ; alors que progresser c’est avancer vers l’avant et ne point regarder en arrière. Le passé est un tremplin et non un but.
Pouvons-nous parler de progrès pour les Marocains qui revendiquent aujourd’hui leur passé comme modèle absolu, et en tant que but ultime?
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane