Rares sont les Marocain(e)s à avoir atteint un tel niveau d’excellence. C’est dire que Hourya Benis Sinaceur a accompli un exploit en devenant Directrice de recherche émérite au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), panthéon des grands scientifiques en France. Née à Casablanca pendant le Protectorat, la philosophe est devenue une référence d’histoire et de philosophie des mathématiques, de la logique modernes et contemporaines. Une spécialisation ténue qu’elle doit à une sensibilité précoce, tant pour les sciences que pour les lettres. Dans cet entretien, la chercheuse raconte comment elle a su saisir sa chance depuis le Maroc, ses liens avec son pays et sa culture d’origine. Elle nous décrit aussi les mécanismes d’une pensée nourrie par de grands esprits, d’hier et d’aujourd’hui. Parcours de l’une des plus grandes scientifiques de sa génération, écrit en chiffres et en lettres….
Vous êtes née à Casablanca pendant le Protectorat, dans une famille aisée originaire de Fès. Pouvez-vous nous décrire davantage le milieu dans lequel vous avez grandi ?
Je suis née à Casablanca, mais Fès a beaucoup compté dans mon enfance, et même plus tard. J’y passais de nombreuses vacances chez mes grands parents et mes tantes. Ils avaient de grandes maisons traditionnelles avec fontaine intérieure, dans une cour centrale à ciel ouvert et riad attenant. La ville était alors connexe avec la campagne : je garde le goût du beurre frais, des rayons de miel, des figues livrées chaque matin, de l’huile d’olives fraichement pressées, des oranges vertes de l’été finissant. L’image de l’heure du thé à la menthe pris chaque jour à l’ombre du jasmin et des orangers s’est à jamais imprimée dans ma mémoire : un paradigme de bonheur simple et tranquille. J’ai la nostalgie de ce monde perdu pas seulement pour moi, mais pour la mémoire marocaine.
Vous dites de votre père, homme d’affaires casablancais, qu’il est le principal artisan de votre ouverture sur le monde, la culture et les arts. Pouvez-vous nous parler de lui…
Mon père était importateur d’articles prisés par la société marocaine : argenterie anglaise, soies et brocarts de Lyon, thés verts de Chine et du Japon, fromages de Hollande, etc. Je me souviens qu’il nous expliquait que chaque région du Maroc avait sa préférence pour une variété particulière de thé vert : ce n’est pas seulement la manière de faire mais aussi l’espèce de thé utilisé qui différait selon que l’on était Fassi, Soussi, Doukkali, ou autre. À la maison, soufflait de temps à autre un air de cosmopolitisme puisqu’à l’occasion nous recevions à déjeuner les relations d’affaires de mon père, des Japonais, des Chinois, Anglais, Italiens, Français, Polonais… Accueil de l’étranger, respect de l’autre, courtoisie, accord et confiance qui s’établissaient sans le véhicule d’une langue commune. Par ailleurs, j’ai reçu et assimilé, mimétiquement, les valeurs d’ouverture, de tolérance, de goût pour la culture et les arts, un sens éthique et esthétique de l’existence.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
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