La patrie est une construction historique, sociale et mentale. C’est le produit de la représentation d’une adhésion commune à un cadre, à un « nous » collectif. La mutation de « Al Maghreb Al Aksa », partie d’un grand ensemble maghrébo-arabe, nommé au Moyen âge « l’Occident musulman », au Maroc pays de l’Afrique du Nord aux frontières non encore délimitées, est un long processus qui est encore en cours. Aussi la marocanité comme sentiment intime d’appartenance au Maroc ne signifie pas la même chose pour « tout le monde ». L’historien Abdellah Laroui, dans sa thèse : « les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain» situe la naissance du Maroc contemporain en 1830. C’est la césure mentale, chez les intelligentsias de l’époque entre une « patrie spirituelle » et une « Patrie territoriale ». Dans la première, la centralité revient à la religion des hommes. L’Islam précisément. La patrie est alors « Ard Al Islam », terre de l’Islam ou des musulmans, chaque fois que la foi islamique gagne le cœur de nouveaux hommes, leurs terres rejoignent le domaine territorial de « Ard Al Islam ». Les frontières ne sont pas terrestres mais religieuses. Dans la seconde, la centralité revint justement au territoire.
La patrie est délimitée par des frontières connues et surtout reconnues, ce qui ne va pas de soi. Au sein de ce territoire délimité, les populations développent des adhésions multiples autour d’une adhésion centrale à ce territoire. En dépit de l’héritage historique accumulé depuis l’échec des ottomans à élargir leur empire vers « Al Maghreb Al Aksa », les Marocains luttèrent avec peine, tout au long du XIXème siècle, pour stabiliser ce territoire et y sauvegarder la souveraineté de leurs sultans. Les convoitises coloniales étaient les plus fortes et le Maroc succomba à l’assaut des forces françaises et espagnoles. Il perdit son Independence en 1912. Il ne fut pas seulement colonisé. Mais divisé aussi en zones d’influences. Aussi les mouvances nationalistes marocaines n’avaient-elles pas seulement comme objectif la seule libération du joug colonial, mais aussi la reconstitution de l’unité territoriale du pays. Une culture de la patrie (Al Wattan) était à inventer. A partir des années vingt du siècle dernier, une vision politique centralisatrice de la « patrie marocaine » commençait à prendre corps. Elle était fondée culturellement sur la base de « l’identité arabo-musulmane » des Marocains, politiquement sur la légitimité historique de la monarchie marocaine et le droit du peuple marocain à disposer de son destin, et territorialement sur la revendication du « Maroc historique » comprenant le Sahara oriental, le Sahara occidental et la Mauritanie. Cette vision de la patrie, foncièrement politique, était uniformatrice. Elle gommait les différences ethniques, religieuses, linguistiques et régionales. Elles incriminaient les diversités culturelles, et instrumentalisait le rite malékite pour servir ses desseins centralisateurs et dominateurs. Des tendances amazighes, communistes et libérales au sein de la mouvance nationaliste en étaient les victimes.
L’indépendance du Maroc en 1956 ouvre une étape de refonte de cette « patrie politique ». Mais les différentes luttes pour la construction de « l’Etat National » avortèrent les compromis possibles. Fort de la légitimité de la monarchie, consolidée par la mouvance nationaliste, le roi Hassan II s’appropria la vision uniformatrice et imposa sa propre représentation de la patrie. Il satellisa une partie des acteurs politiques, marginalisa une deuxième, et persécuta une troisième partie. Cette dernière rêva d’une « patrie populaire »et de révolution. À partir de 1975, sous les coups des échecs conjugués des différents acteurs : les révoltes de la jeunesse, celles de certaines tribus spoliées de leurs terres, les deux tentatives de coup d’état militaires et les événements de mars 1973, les mentalités convergèrent péniblement vers la recherche d’une vision d’une patrie moins uniforme, et moins exclusive. Il faut dire que le danger de perdre définitivement la Sahara occidental, après avoir perdu l’oriental, devenait de plus en plus réel. La patrie marocaine constituée sur un territoire amputé, et concrétisée par un Etat s’identifiant à un homme au pouvoir despotique, n’est plus opérante, ni au niveau de l’imaginaire collectif, ni même au niveau de la base sociale du régime fondé par Hassan II.
C’est dans la foulée de la recherche de cette nouvelle vision qu’est née la notion de « consensus national ». La formule est ambigüe. Mais, elle montre néanmoins la volonté de produire collectivement une nouvelle patrie. Depuis 1975 le processus chemine péniblement. Tous les acteurs hésitent à s’affranchir des carcans idéologiques qui les enchainent. Même si le roi Hassan II demande, vers la fin des années quatre vingt deux années de réflexion pour avancer. Même s’il annonce avec gravité en 1995 que le Maroc est menacé de crise cardiaque, il hésite à adopter la culture des droits humains et à doter le Maroc d’une constitution moderniste. L’intronisation du roi Mohamed VI s’annonce comme une ère nouvelle. Des avancés significatives ont été amorcées vers la culture des droits humains, mais la Constitution de 2011 reste régie par une légitimité conservatrice, et un système politique où la monarchie reste un acteur politique trés important. à coup de désillusions successives, la société et ses acteurs sont désemparés devant l’incertitude de demain, au niveau de l’emploi, des libertés, de la qualité de l’enseignement, des égalités des chances, etc… Les mouvements sociaux se multiplient. Ils sont dans la contestation, la peur, la multiplication des colères, mais agissent dans la dispersion… Les horizons sont flous, au mieux corporatistes.
De la patrie spirituelle à la patrie territoriale, et de la patrie politique, on aurait aimé muter vers la « Patrie citoyenne ». Mais les hésitations des intelligentsias laissent les Marocains dans l’amertume. Ils ne sont pas encore citoyens. Ils aspirent à l’être, mais une « Patrie citoyenne » n’est pas un slogan.
C’est un programme à réaliser… Malheureusement dans la douleur.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane